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En même temps je scrute la place et les rues adjacentes. De nombreuses boutiques sont restées ouvertes. La fête des musiques nouvelles, comme elle s’appelle, attire du monde. Une foule dense déambule en courants qui se croisent sur la rue principale interdite aux voitures. Pas d’Elsa.
Le podium est dressé devant la Mairie entre deux terrasses. Des techniciens s’affairent. Le prochain groupe est attendu dans quelques minutes. La chaleur n’a p’as diminué depuis l’après-midi. En ville elle est encore plus étouffante. Chaque mur, chaque parcelle de goudron en renvoie des vagues brûlantes. Tout est sec, la peau, les yeux, l’air dans les poumons. Impression d’être près d’un incendie. Le vent s’est levé depuis notre départ de Chaloux. Un mistral aussi chaud qu’un sirocco. Nous trouvons enfin deux places près du podium. Les places sont très recherchées et un couple nous invective en prétendant les avoir vues avant nous. Comme cela ne marche pas la femme assure être enceinte et se sentir mal. Je regarde son ventre dénudé entre un short minimaliste et un top qui s’arrête prudemment à la naissance de la poitrine. Une topaze orne son nombril.
- Si vous êtes enceinte c’est d’à peine dix minutes, Madame.
Elle me fusille du regard et prend son homme par l’épaule pour lui faire comprendre qu’il n’y a rien à attendre d’un goujat comme moi. Lui n’a rien dit. Son regard n’a même pas croisé le mien.
Des éclats de voix montent de la rue d’en bas, près du Calavon.
- Manu, pourquoi as-tu divorcé?
Il ne s’attendait pas à cette question.
- Et bien, heu, que veux-tu savoir?
- Pourquoi as-tu divorcé? Que s’est-il passé dans ta tête pour que tu veuilles cesser d’être en couple? Avais-tu quelqu’un d’autre?
- Ça, jamais. Non merci. Je n’aurais plus aucune estime de moi si j’avais rompu avec ma femme pour quelqu’un d’autre. Je pense qu’il n’y a rien de plus désolant que de quitter une femme pour une autre femme. Un homme doit savoir où il est et avec qui il est. S’il hésite, s’il écoute le chant des sirènes, pour moi ce n’est qu’un gamin. Un gamin qui regarde le clinquant du moment. Un enfant est attiré par ce qui brille et son attraction change si on lui fait danser un autre hochet devant les yeux. Cela ne m’intéresse pas.
- Alors que s’est-il passé?
- Deux choses. D’une part mon travail est inscrit dans des horaires irréguliers. Je peux écrire le jour ou la nuit. Je ne suis pas un partenaire très agréable de ce point de vue. Elle me le reprochait. Mais je n’allais pas changer.
Il se tait. Un vague flou traverse son regard. Manu n’est pas aussi rationnel que je le pensais. Le voilà qui glisse vers les eaux incertaines de l’état d’âme. Que cache-t-il sous cette image toujours sûre d’elle-même? Il n’insiste pas, ne va pas plus loin. Je suis surpris. Je voyais en lui un battant, quelqu’un qui n’a peur de rien et qui va au bout, sans agressivité et sans excessive prudence. Le voilà qui se tait.
Se taire. J’ai envie de crier à la cantonade: «Se taire!» Oui, taisons-nous, taisez-vous, cachons nos sentiments! Restons en arrière, protégeons-nous de l’exposition au monde. Mais je ne peux aller chercher noise à Manu. Il est le modèle de l’honnêteté intellectuelle. S’il se tait c’est qu’il a de très bonnes raisons. Il regarde ailleurs. Il aimerait que je ne l’observe pas. Mais je vois ses yeux humides. Il n’a pas répondu à la seconde moitié de ma question. J’hésite à la lui poser une nouvelle fois. Puis je regarde ailleurs afin de le laisser avec lui-même. J’attends qu’il revienne sans le contraindre par une nouvelle question. Je ne veux rien forcer. Je suis touché par son silence. Il est miroir de mes propres absences, quand je ne sais poser des mots sur mes sentiments. Je regarde vers le podium. Les techniciens font des essais de son. «Un, deux, un, deux, trois. Gérard tu m’entends?» Trois micros sur pieds sont placés au devant de la scène. «Allo, un deux trois».
Entre les essais micros j’entends un bruit de foule grandissant.
- Tu entends, Manu?
- Oui. On dirait des bonimenteurs.
- Non. Il y a autre chose. Un autre ton. Ecoute bien.
A ce moment les techniciens ont terminé leur essais et l’animateur de la soirée vient annoncer le groupe suivant.
- Mesdames, Messieurs, j’ai le plaisir de vous présenter maintenant un trio. Un trio pas comme les autre, dont les membres sont originaires de Tel Aviv, de Marrakech et de Dijon. Un trio avec une musique originale et des chanson branchées sur la vie.
Les musiciens font monter la tension. Le public commence à s’agiter devant la scène. Le présentateur laisse un moment de silence puis il annonce:
- Voici le trio Esmeralda!
Et voilà que déboulent sur scène Elsa, Romane et Delphine. Elles empoignent les micros et commencent à chanter.