Episode précédent: voir ici.
Je crois reconnaître Lone sur la moto. S’il voit quatre voitures à la file il voudra savoir. Il reviendra. Arrivé au croisement je ne monte pas à Oppedette, je prends à gauche vers Valsaintes et j’accélère. Au premier chemin de terre après l’espace de prairie je m’enfonce dans le bois et fais signe aux autres de me suivre. Nous avançons assez profondément pour être invisibles depuis la route. Le Mistral chaud s’est réveillé et jette des bourrasques dans les arbres. Descendus de voiture je raconte à Guillaume, l’animateur du groupe, que nous avons oublié un rendez-vous. Je ne donne pas de détails. J’indique le chemin des gorges par le village. Les stagiaires insistent pour que nous venions, je résiste, ils insistent encore, je suis déterminé. Ils repartent. Romane et les autres n’ont rien dit. Manu me demande si je suis sûr de qui j’ai vu. Je dis: non mais j’ai un doute. Aïcha éclate en colère contre le monde et contre les salauds. Elle propose de monter à Paris, elle a des amis, elle achètera des armes et nous mènerons une battue à mort contre Lone. Aïcha est touchante. Tellement plus investie que quand nous avons parlé. Prête à se battre pour ses amies. Je lui dis mon admiration.
- Tu ne connais pas encore les femmes arabes. La famille et le clan sont sacrés. Romane est juive d’origine, et elle est ma soeur. Personne, entends-moi bien, personne ne touchera impunément à un seul de ses cheveux.
Elle est violente dans le ton, touchante dans l’intention. Sa sincérité est une bouffée de fraîcheur. Le matin est chaud. Mais que peut-elle faire contre un fou et sa bande? Un fou qui a tué sans scrupule? Que peut cette femme qui, hier, restait entre l’intérieur et l’extérieur près de la porte ouverte de ma maison? Cette femme qui ne ressemble pas au portrait qu’a fait Romane. Ses yeux ne parlent pas de séduction.
Elle a en elle cette ferveur d’appartenir à la vie, et ce dégoût des combines qui creusent nos tombes plus vite que le temps.
- Aïcha, je suis passé à côté de toi. Je te présente mes excuses. Je croyais que tu jouais avec moi. Je me trompais.
- Je ne jouais pas, Paul. Je me méfiais. Tu connaissais Delphine, ma protection. Maintenant il n’y a plus de Delphine. Je suis Aïcha. Depuis hier soir je sais qu’il ne sert à rien de se cacher. Il faut se battre pour la vie. C’est mon père qui me disait cela. Il était très croyant, comme on est croyant habituellement: parce qu’on a été éduqué ainsi et que l’on n’a pas eu le choix. L’enfant est dressé à croire, il n’a que l’obéissance en tête. C’est pour cela qu’on endoctrine les enfants, pour qu’ils mélangent la foi avec l’obéissance aux parents et avec la peur de la punition. C’est ainsi que cela marche. Si on enlève cet endoctrinement que reste-t-il de la religion? En tous cas pas la soumission. Pas le renoncement à sa propre intelligence des choses et de la vie. Mon père a compris cela quand les intégristes du FIS ont tué Ahmed, un algérien, son seul vrai ami. Il l’ont tué, égorgé, ils aiment saigner les gens ceux-là, comme du bétail, et ils ont égorgé sa femme d’abord, devant lui, devant leurs enfants, ils ont fait gicler le sang sur les murs, sur le plafond, ils tenaient la gorge tranchée de la femme grande ouverte pour voir gicler le sang loin, très loin, ils l’ont égorgée devant sa mère qu’ils ont arrosé du sang, et ils ont égorgé sa mère devant lui, ensuite ses enfants, et après ils l’ont tué. Je ne peux pas te dire, mon père a appris ce qui s’est passé, ils ont égorgé tout le village sauf un garçon qu’ils n’ont pas vu. Lui le garçon a tout vu par la fenêtre. Il a raconté à mon père. Alors mon père a compris. Il n’a rien dit, il a fait semblant de croire encore, il allait à la mosquée. Mais en lui il était brisé. Brisé! Ces gens-là sont comme Lone. Ils sont les mêmes. La religion ils s’en moquent, ils l’utilisent pour terroriser. Lone n’a pas de religion, c’est sa haine qui lui sert de religion. Mais ils sont les mêmes.
Elle s’arrête. Elle suffoque. Manu la soutient. Une telle souffrance, une telle rage. Combien de sang reste dans la mémoire des survivants? Combien de terreur dans les regards?
De quoi Aïcha se méfiait-elle à mon propos? Le moment n’est pas aux confidences. Je n’insiste pas. Nous remontons en voiture. Romane n’a rien dit. Elle monte dans la voiture comme par obligation. Mon téléphone sonne. C’est Gattefossé. Il me dit qu’il y a du nouveau. Il dit de le rejoindre d’urgence. Je démarre. Nous n’avons pas revu la moto. Sur la route de Banon Romane craque.
- Mais pourquoi? Pourquoi devons-nous fuir? Je veux vivre! Libre! Je ne veux pas fuir et me cacher. Je ne veux pas faire comme mon grand-père! Je veux vivre!
- Pour le moment il faut déjà veiller à ne pas mourir, dit Manu.
Elsa entoure Romane comme ferait une grande soeur. Manu semble avoir fait une pause dans l’écriture de son livre. Il me demande ce qu’a dit Gattefossé. Je lui dit qu’il nous attend et qu’il n’a pas voulu parler au téléphone. Il me demande comment était sa voix. Oui, comment était sa voix? Troublante. Pas habituelle. Grave. Douce. Sans émotion apparente. A-t-il parlé de la Montagne? Non il n’en a pas parlé. Quel est mon sentiment? Maintenant que Manu me le demande je suis mal à l’aise. Pas à cause de sa question. A cause de ce qui reste de la voix de Gattefossé. Sur le moment je n’ai pas ressenti. J’ai entendu son appel à le rejoindre et nous sommes partis. Avec recul, en réécoutant la voix de Gattefossé dans ma mémoire, je ressens un grand vide. D’habitude Joël est abondant. Il vous sert à manger, je veux dire en paroles, au figuré, même si vous n’avez pas faim. Il sait aussi sentir quand vous êtes rassasié. Il change alors de sujet, ou plus souvent de personne et vous laisse revenir de vous-même demander un supplément. Mais sans obligation. Joël ne force rien. Il aime communiquer sa passion de la langue. Mais aujourd’hui au téléphone sa langue était minimaliste et sans passion: «Venez. J’ai des choses à vous dire. Je vous attends.» Manu ne pose pas d’autre question. Romane s’est reprise. Elsa chantonne. José nous attend en bas de la rue Meffre. Je gare la voiture et il nous prend à l’écart.
- La Montagne est mort tôt ce matin. Une hémorragie cérébrale. Les médecins disent que c’est une chance pour lui. S’il avait survécu il serait resté comme un légume. Toute la région est au courant. C’est le choc. Venez, je dois vous montrer quelque chose.
Nous remontons vers la librairie. Les rues sont arpentées de femmes et d’hommes aux visages sombres ou douloureux. On dirait qu’ils n’ont pas dormi depuis cette nuit. Certains parlent, d’autres se taisent. Ils nous font des signes discrets en nous voyant passer. Au Bleuet Gattefossé nous conduit dans son bureau. Il prend un livre sur son bureau. Entre deux pages il y a le texte dessiné par Pierroun le soir de la poésie. Ce texte que nous ne comprenions pas. Et sur la page de droite du livre, il y a exactement le même texte ou dessin. En tous points pareil.
- Ça c’est le dessin de Pierroun, dit Gattefossé en nous montrant le papier. D’accord?
- Oui, sans aucun doute.
- Et là, sur cette page?
- C’est le même! s’exclame Elsa.
- Oui, c’est le même. Exactement, au plus petit trait près. Et c’est incompréhensible. Car celui du livre est un manuscrit de Mao Tse Toung. Ou une copie d’après original. Il daterait de mille neuf cent soixante-trois. C’est un poème, traduit sept ans plus tard par Philippe Sollers. Voici le début de la traduction:
«planète minuscule
mouches grises contre un mur
wong wong
grands cris gelés pour les unes
les autres étouffent leurs pleurs»
- Donc Pierroun a reproduit trait pour trait quelque chose qui existait déjà. Et regardez bien: on dirait une copie.
- Connaissait-il ce manuscrit?
- Il ne l’a jamais vu.
- Il est médium, dit Romane!
- Oui on peut le dire ainsi. Ce matin il est venu à sept heures pour m’annoncer qu’un nuage s’étendait sur le plateau et que le soleil serait noir. Quinze minute plus tard j’apprenais la mort de la Montagne. C’était son soleil noir. Venez avec moi.
Gattefossé nous emmène dans une pièce privée. Il y a là Pierroun, Maurice, sa femme, un homme habillé en amérindien avec un visage d’amérindien, et une femme de type européen qui se tient près de lui. Après les présentations et les salutations Joël nous en dit un peu plus:
- C’est un chamane d’Amérique. Il fait une retraite dans la montagne de Lure. Il s’appelle Loup des Nuages. Pour l’état civil américain c’est Mike et Sarah est sa traductrice.
Manu échange avec Mike quelques mots dans une langue étrange et à notre étonnement celui-ci lui répond.
- Loup des Nuages est un indien Sioux Lakota, de la tribu des Brûlés.
- Mais, tu parles sa langue? dit Aïcha.
- J’ai étudié les religions et les croyances anciennes. Dont celles des indiens Sioux qui m’ont été transmises oralement, dans leur langue d’origine.
Loup des nuages parle à Manu.
- Il dit que le Mal c’est de la souffrance enfermée trop longtemps dans le coeur des hommes. Celui qui fait le mal souffre mais il ne le sait pas. Il pense que ce qui ce passe dans cette région est le fruit d’une ancienne souffrance oubliée des mémoires mais active dans le coeur d’enfants perdus.
Loup des Nuages parle encore.
- Il pense que celui qui fait le Mal, il veut dire Lone, est un enfant perdu qui porte une mémoire secrète. Il a un sentiment très sombre sur les événements qui se déroulent.
Pendant ce temps, dans les gorges d’Oppedette, entouré de roches, comme pris dans le ventre de la Terre, le groupe de stagiaires s’est mis à chanter au rythme des djembés. Un rythme lent, simple, et un chant continu, d’abord sur un seul ton psalmodié. Chacun entre dans le son, y pose sa voix, s’ajuste. Puis une stagiaire ajoute un nouveau son à la quinte et le module, suivie par une autre dont la voix, plus haute, recherche les harmoniques. Une voix grave d’homme se pose plus bas, toujours en harmonique. Peu à peu se forme une pâte sonore continue, une polyphonie sauvage et douce. Le son roule entre les parois, les voix s’enhardissent et montent en volume. Les rythmes sont plus soutenus avec un contretemps qui donne une nouvelle cadence. Une émotion commence à poindre, comme un sentiment de beauté retrouvée. Comme une fleur qui émerge des profondeurs de la Terre.
A suivre.
Commentaires
Il vous sert à manger, je veux dire en paroles, au figuré, même si vous n’avez pas faim. Il sait aussi sentir quand vous êtes rassasié.