Quand on est très jeune enfant, tout événement est vrai. Il nous touche directement parce que que nous n’avons pas encore construit de filtres en nous. C’est peut-être ce que nous appelons l’innocence.
Peur de s’aliéner
Pour fonctionner dans le monde nous devons en apprendre les codes, et les appartenances. Nous trions selon le bien et le mal, et selon de nombreuses catégories. Ce sont des filtres. Ils sont un mal nécessaire. Ils font que nous pouvons êtres indépendants des événements du monde et moins les subir.
Mais ils limitent les échanges authentiques. Si tout est filtré, alors tout est prévisible et attendu. Les débats politiques entre gauche et droite par exemple sont des moments peu authentiques, en général. Les positions sont tranchées et aucun des parties ne souhaite réellement chercher de la valeur aux propos de l’adversaire.
Il n’y a là rien à attendre d’éveillant, de créatif, et aucune émotion transformante ne peut y naître.
Je constate à quel point la télévision est devenue un espace d’auto-satisfaction redondante de gens qui ne disent au fond rien qu’on ne sache déjà.
Je pense à Laure Adler, journaliste bobo qui, sur C ce soir Le Débat, dans une émission où l’on flinguait Zemmour à tout va, disait de mémoire: « Oui mais nous ne parlons pas de ses électeurs! » Elle avait peur de s’aliéner des gens qu’il faut récupérer politiquement, et voulait sans doute confirmer qu’elle appartient au camp du bien, donc qu’elle ne pense plus par elle-même.
Quelque chose d’inattendu
Tous ses propos laissent sourdre le nombre d’interdits, interdits de langage, de concepts, d’exploration intellectuelle, qu’elle s’impose. Elle pose des questions fermées, celles qui conditionnent déjà une certaine réponse. Laure Adler est le zombie de Mai 68. Interdire, s’interdire, est devenu un art télévisuel.
Ce n’est pas qu’elle, c’est presque toute l’intelligentsia, le monde médiatique, nombres d’artistes, qui s’engouffrent dans ce mouvement mortifère de la pensée dominante. Je n’exclus pas que ce soit le même genre d’engouement, fait d’hypnose, d’auto-valorisation, de soumission, de renoncements, et du bonheur factice et illusoire d’être aimé pour cela, qui en d’autres temps a conduit des populations à suivre des tyrans. Je ne dis pas que la tyrannie ou le nazisme ressuscitent, je parle d’un mécanisme mental et émotionnel collectif.
C’est un monde de plus en plus étouffant. Plus étouffant qu’avant Mai 68.
L’événement hors de contrôle, que j’ai envie de qualifier de vrai, est celui qui nous sort des routines et produit un flot de vie, ou de douleur.
Ce peut être un accident dont nous sommes témoins, ou l’effondrement des tours à New York. Nous n’avons pas de filtres pour neutraliser l’événement, qui fait sortir quelque chose d’inattendu de nous.
Breathe!
Ce peut être l’annonce d’une rupture amoureuse non choisie. Pendant quelques heures, quelques jours, quelques semaines, l’événement invalide la plupart de nos routines. Plus ou moins rapidement viennent des réactions classiques: larmes, idées suicidaires, violence, incompréhension, survalorisation de soi, adulation puis dénigrement de l’autre. Bref un schéma fréquent.
Parfois, grâce à cela, on peut accéder à une remise en question de nos routines quand celles-ci ne suffisent plus à préserver notre place dans le monde.
Ce peut être un coup de foudre qui chamboule tout.
Ce peut être une personne qui parle vraiment de ce qu’elle ressent, de ce qu’elle pense, sans s’interdire à cause de ce que l’on pensera d’elle, ce que sa famille, son groupe social, la classe dominante, penseront d’elle.
L’événement vrai réveille notre innocence, ce moment où nos filtres (préanalyses, préjugés, et autres) sont pris de court. Certains, certaines, arrivent à préserver longtemps cette innocence, à l’âge adulte. Ils ont une grâce et leur présence est un événement vrai.
Mais il faut aussi aller au charbon et salir notre belle robe blanche et nos mains douces. Le monde alors se sépare et les filtres s’installent.
Le spectacle du monde rend compte de ces filtres, de ces mécanismes, qui sous-tendent les idées et les choix politiques. Mais trop de filtres, trop de morale inutile pour tout et rien, trop de contraintes intellectuelles, nous étouffent. Ce monde est de plus en lus oppressant.
I can’t breathe!
Commentaires
"une émission où l’on flinguait Zemmour à tout va"
Quoi que l'on pense des idées de Zemmour, nous savons bien que la moitié au moins de son succès vient simplement du fait qu'il n'a pas peur de dire ce qu'il pense, sans passer chaque mot aux divers filtres de la bien-pensance.
Il y a différentes manières de dire ce que l'on pense. Zemmour tranche dans le vif, ce qui fait un peu mal. Défendre ses idées avec quelques nuances, en commençant par exemple par approuver une partie des positions de l'adversaire, cela permet d'abord d'être écouté mais n'interdit pas d'insister sur ses propres convictions. Un débat serein suppose une stratégie qu'il n'est pas toujours facile à mettre en œuvre. Mais un débat réussi est d'abord un débat sur le fond, sans pour autant négliger la forme.
@Henri
Vous avez évidemment raison. Malheureusement les nécessités de l'audimat et de la défense à tout crin des idéologies ne permettent pas d'échanges sereins et quelque peu approfondis.
De plus il y a l'ego et la prudence des présentateurs vedettes qui coupent tout ce qui peut être gênant en intervenant à tout moment. Ceux qui veulent pouvoir finir l'expression d'une opinion qui déplaît doivent se battre et avoir la carrure d'un Zemmour ou d'un Onfray pour s'imposer face à eux.
Sans compter ceux qui, comme Cohn Bendit sont incapables d'écouter une opinion contraire sans couper la parole de celui qui les exprime.
@ Mère-Grand,
Je reconnais que le débat télévisé n'est pas simple. L'animateur a un rôle important. Le dialogue a vite fait de prendre le dessus sur le monologue, le seul qui soit pourtant vraiment audible. Mais les débats les plus calmes ne sont pas toujours les plus intéressants. Le choix des invités est essentiel. La diversité des opinions est un atout. Doit-on réglementer les interventions ou laisser réagir ? Sans doute un peu des deux, c'est pourquoi j'admire ces animateurs qui arrivent à jongler avec "temps de parole" et "liberté de parole".
"Doit-on réglementer les interventions ou laisser réagir ?"
Théoriquement il suffirait d'inculquer les "bonnes manières". Mais comme les guillemets le laissent entendre, cela fait partie d'un monde idéal.
Comme nombre d'actes de la vie quotidienne, la communication est une technique, alors que la politique est un métier. Le spectateur devient le relais des forces en présence, qu'il sert à mesurer et dont il transfert la dynamique à la machine pour la faire tourner. Tout ceci étant basé sur des actes volontaires, il suffit que l'un ou l'autre des éléments disparaisse pour que la machine s'arrête. Maintenant, vous savez comment arrêter la machine quand elle fait trop de bruit.