Quand une personne nous rend un service très important, comme nous sauver la vie, on dit qu’on a une dette envers elle. Si elle disparaît avant que nous ayons pu honorer notre dette, cette dette n’est pas éteinte. Je dirais de manière imagée qu’elle passe ailleurs, à un autre créancier.
Un croyant pensera qu’il a une dette envers Dieu. Un non croyant peut aussi le penser, en attribuant à Dieu une valeur symbolique comme la Providence, le Destin, la Vie – enfin quelque chose au-delà de nous, susceptible d’être associé à une redistribution ouverte des bienfaits reçus.
Dans cet esprit une action bonne en engendre d’autres, et ainsi de suite.
J’étends cette notion de dette aux injustices et offenses (les vraies, pas seulement le sentiment d’être offensé) que nous avons subies dans notre vie. Bien des choses ne sont jamais réparées, pour diverses raisons. Nous devons prendre sur nous une partie des offenses ou préjudices subis. Nous ne savons pas si l’autre a agit intentionnellement ou non. Les erreurs, les malentendus, tissent nos existences.
Ces personnes ont-elles encore une dette précise envers nous? Pas sûr. Je n’ai pas envie de prendre ce pouvoir sur elles, ni de charger mon existence de cela à vie. Et l’intention et le degré de gravité du préjudice sont les jauges de cette dette éventuelle. J’ajoute que les gens parfois changent, avec le temps. Ils ont peut-être déjà pris en compte ce qui nous a offensé.
Une séparation amoureuse est une situation qui alimente souvent des injustices, un sentiment de perte, un ressentiment. À part de réels préjudices, par exemple financiers, qui engagent les deux parties, nos sentiments de perte et d’injustice ne peuvent être portés devant un tribunal. Nous devons prendre sur nous et travailler à ne pas refaire la même chose à d’autres.
Ainsi la dette n’est pas liquidée elle est annulée. Nous pouvons aussi l’annuler par le pardon, quand cela est possible.
Évidemment cela vaut aussi en sens inverse, pour les personnes que nous avons offensées et que nous n’avons plus l’occasion de revoir. La prière des chrétiens ne l’oublie pas, qui contient cette phrase: « Pardonne nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé ».
Pardonne nos propres offenses. Être victime est simple et nous y arrivons sans trop de mal. Mais reconnaître à nos propres yeux que nous sommes les « mêmes » que ceux qui nous ont offensé, c’est plus compliqué.
Nous avons une dette envers les personnes que nous avons malmenées. Mais le temps, l’éloignement, et diverses raisons, font que nous ne réparons plus avec la personne d’origine.
Nous avons alors une dette envers Dieu, ou envers l’humanité, ou envers notre propre conscience. Si nous pouvons voir les choses ainsi nous pouvons aussi réduire le volume global de dettes humaines qui, accumulées sans être allégées, deviennent des volcans de colère.
C’est une histoire vraie, un contentieux interminable entre deux personnes, qui m’a inspiré ce billet.
L’Evangile de Matthieu contient une parabole sur la dette, le serviteur impitoyable. Cette parabole invoque le pardon et la clémence. La voici, sans commentaires, copiée dans Wikipedia, et mise en peinture par Domenico Fetti en 1620.
« C’est pourquoi, le royaume des cieux est semblable à un roi qui voulut faire rendre compte à ses serviteurs. Quand il se mit à compter, on lui en amena un qui devait dix mille talents. Comme il n’avait pas de quoi payer, son maître ordonna qu’il fût vendu, lui, sa femme, ses enfants, et tout ce qu’il avait, et que la dette fût acquittée. Le serviteur, se jetant à terre, se prosterna devant lui, et dit : Seigneur, aie patience envers moi, et je te paierai tout.
Ému de compassion, le maître de ce serviteur le laissa aller, et lui remit la dette. Après qu’il fut sorti, ce serviteur rencontra un de ses compagnons qui lui devait cent deniers. Il le saisit et l’étranglait, en disant : Paie ce que tu me dois. Son compagnon, se jetant à terre, le suppliait, disant : Aie patience envers moi, et je te paierai. Mais l’autre ne voulut pas, et il alla le jeter en prison, jusqu’à ce qu’il eût payé ce qu’il devait.
Ses compagnons, ayant vu ce qui était arrivé, furent profondément attristés, et ils allèrent raconter à leur maître tout ce qui s’était passé. Alors le maître fit appeler ce serviteur, et lui dit : Méchant serviteur, je t’avais remis en entier ta dette, parce que tu m’en avais supplié ; ne devais-tu pas aussi avoir pitié de ton compagnon, comme j’ai eu pitié de toi ? Et son maître, irrité, le livra aux bourreaux, jusqu’à ce qu’il eût payé tout ce qu’il devait. »
Commentaires
La morale est sauve ? Peut-être que le pardon n'est pas la meilleure façon de réagir. Allons-nous aussi tendre la joue gauche après avoir été frappés sur la joue droite, comme le Christ ? Chacun est libre d'estimer le préjudice subi et de réagir selon son tempérament.
Mais aujourd'hui, avec la "cancel culture", on n'est plus dans la réparation d'un acte personnellement subi. On associe sa propre existence à celle de son ethnie ou de ses ancêtres. On s'inscrit dans une communauté dans laquelle tout le monde est victime. Descendant d'esclave auto-proclamé, on demande des comptes, des siècles après les faits, à ceux qui n'ont pas participé à la traite des noirs et cela au nom d'une faute qui serait transmise par les gènes.
Et l'on revient au péché originel : Adam a croqué la pomme qu'Eve lui a tendu. Nous voilà coupables et condamnés à quitter le Paradis pour cette Terre qui nous fait souffrir. Le "woquisme" est bien une nouvelle religion.
On peut honorer une dette envers une personne décédée, en faisant un acte symbolique qu'elle apprécierais.
Un ami des bêtes pourrait se voir honorer avec un joli don à la SPA par exemple, un amateur de musique en apprenant un chanson qu'il aimait pour lui jouer sur sa sépulture. Il y 1000 manière de célébrer nos proches décédés, même si ils ne sont plus là pour voir, il acquiescent de toute façon.
En effet Henri:
"Mais aujourd'hui, avec la "cancel culture", on n'est plus dans la réparation d'un acte personnellement subi. On associe sa propre existence à celle de son ethnie ou de ses ancêtres. "
Moi je parle d'une pratique personnelle, intime, venant de l'intérieur par l'expérience éducatrice spontanée et par la réciprocité des situations. Dans la cancel culture, des autorités morale auto-proclamées imposent un comportement moral – sans effet parce que fondé sur la peur d'être mal vu et non sur la révélation intime.
Bonnes idées, d'autant que le décès est un point de non-retour. Il faut faire avec une absence irrémédiable.
Ces choses simples sont des éléments de la construction intérieure de l'individu et de son inscription dans une histoire.