Suite du billet précédent.
La lumière descend. Il fait vite sombre ici. Je décide de remonter au village. Arrivé dans ma chambre je me mets au clavier. Rien ne vient. Ecran blanc. J’aimerais parler de ma rencontre avec Elsa mais les images ne glissent pas dans mes doigts. Elles restent dans mes yeux, elles roulent à l’intérieur de ma tête. Et pourtant ma chambre n’est plus ma chambre. Quelque chose a changé. C’est ma chambre, agrandie du rire d’Elsa.
Mais c’est comme cela: je n’ai rien à dire, rien à écrire. Il y a des jours où l’on rentre chez soi et rien ne sort. Rien qui puisse décrire la suite de tous les moments qui peuplent la langueur des heures. Il faudrait les dire à quelqu’un. S’allonger là, et tout reprendre. Refaire la journée. Ce matin je me suis réveillé à six heures. Je suis allé aux toilettes les yeux un peu collés - je me suis couché tard et l’écran de mon Macbook les a sucés. Après j’ai préparé mon café - non, je suis allé à la fenêtre. L’air était presque frais. Vingt degrés au thermomètre extérieur. Des senteurs d’herbes et de lavande cuite glissaient dans les rues du village encore calme. Il est souvent calme. Quarante habitants, cela ne fait pas trembler les étoiles. Ni même les murs. Encore moins les thyms au bord des chemins. J’y ai loué ce petit appartement pour quatre mois. Quatre mois pour écrire mon nouveau roman. Mais depuis que je suis là je n’avance pas. Je pose sur le papier des traces, des bribes, de courtes nouvelles, je jette des mots sans savoir s’ils prendront un sens. Mais mon roman reste dans un coin de mon cerveau comme un animal qui ne sait si l’environnement lui est propice ou fatal. Pas bouger. Inhibition. C’est pourquoi je laisse échapper d’autres ruisseaux de mots, débuts de poèmes, historiettes, paragraphes sans queue ni tête. Ils ondulent, blancheur d’écume, signe indien aux plumes défaites et bariolées, et je me sens préservé de l’immobilité.
Quelque chose me retient pour mon roman. Est-ce le paysage? Les maisons millénaires? Ce paysage où rien ne bouge? Ou l’accablement de la chaleur? Est-ce mon silence que je rencontre ici, à l’écart du monde? Alors que la vie, retirée dans l’ombre des arrondis des tuiles et dans celle des chêne-verts, crie par toutes les bouches des grillons et par les élytres crissantes des cigales. Crie par l’immobilité même, par l’intensité de l’immobilité, tigre aux aguets, si forte qu’on s’attend à chaque heure à voir le monde se renverser ou partir au galop comme un troupeau de bisons. Mais à chaque heure le monde se retient encore, attend, et nous attendons je ne sais quoi avec lui, jusqu’au soir, au ciel devenant mauve, quand cette tension se relâche, troupeau apaisé qui sort de la compagnie des abreuvoirs pour s’étendre sur la prairie. Le grand renversement ne sera pas pour aujourd’hui, ni pour demain. Il n’y a que le frémissement silencieux et tendu qui vient vers onze heure et se retire le soir avant le repas, qui se fait tard ici.
Après avoir humé l’air j’ai préparé mon café, puis je l’ai bu. J’ai fait ma promenade par la route de Fenouillet. A gauche du hameau il y a les quatre champs d’épeautre, disposés presque comme un trèfle. Parfois, même à la Saint-Jean et pendant les juillets et aoûts de feu, on voit quelques brumes matinales couchées sur les épis avant d’être déchirées par les buissons d’euphorbes et par le soleil montant.
Et puis j’ai rencontré Elsa.
Non, il s’est passé autre chose depuis mon café et ma promenade. Je ne sais plus quoi. Ah oui: Elsa et des amies sont descendues par la rue sous mes fenêtres, et je ne sais pas comment elles pouvaient bouger autant, et rire, alors que l’immobilité était dans sa plus grande tension. Leurs robes dansantes répondaient au silence. Il faut bien que la tension s’exprime, comme on exprime la saveur d’une huile. Parfois c’est la guerre qui exprime la saveur du sang et la lourdeur du monde. La guerre laisse une odeur de brûlé et des champs noircis. Ici j’aime que ce soient trois amies, trois inconnues, qui expriment la tension, prennent possession de l’espace et n’y laissent aucune trace une fois passées. Elle ne déposent dans nos yeux qu’un moment de rêve, et une question: où habitent-elles?
Il s’est donc passé beaucoup de chose depuis mon café et ma promenade. J’ai écrit, j’ai mangé une salade de tomate, mais au fond je m’en fiche. Si quelqu’un était là à qui je puisse dire ma journée, je lui parlerais de ma rencontre avec Elsa. C’est la chose la plus importante depuis mon réveil.
J’appelle Emmanuel au téléphone. Voilà à qui parler. Il loue une chambre d’hôte dans un gîte de l’autre côté des gorges, au lieu-dit de Chaloux. Je lui demande si je le dérange. Lui aussi est venu pour écrire. Il termine un livre un peu fou qu’il a intitulé «Ombres et Lumières des religions». J’en ai lu le début. C’est totalement subjectif, sans aucun fil historique ni théologique. C’est la religion telle qu’il l’a vécue, entre aspiration et contrainte, paix et violence, eau et sang. Il passe de la justification des préceptes moraux et des pratiques de culte au rejet tranchant de toute l’oppression qui imprègne toute religion. Il me dit que je ne le dérange pas. Il boit l’apéro sous la tonnelle avec un groupe de stagiaires.
- Et bien, l’apéro avec cette chaleur! Pastis?
- Non, sangria ce soir. Bouki en a préparé une, irrésistible. Tu devrais venir.
Il y a un fort bruit de fond, je l’entends mal.
- Tu est près d’un tracteur?
- Non, ce sont des djembés.
- Des quoi?
- Des djembés. Des tambours. Un groupe de gens s’est lancé dans une impro, tu devrais venir, je suis sûr que tu aimerais.
- Non, non, j’ai autre chose en tête.
Je lui raconte Elsa. Je dois être un peu brouillon car je l’entends rire.
- Et bien Paul, le calme du plateau d’Albion pour écrire ton bouquin, je crois qu’il vient de prendre fin.
Emmanuel me connaît bien, mais là il exagère. Je résiste à son idée. Je lui dis que non, et que je voudrais seulement introduire Elsa dans mon manuscrit. Il me demande si j’ai commencé mon roman. Je lui dis que non. Il me demande ce que j’écris. J’aime bien Emmanuel, il va droit au but. Je lui réponds que j’écris des nouvelles. Il me dit d’en écrire une autour d’Elsa et de ses amies. Je réalise alors que je ne sais rien d’elle, rien que son rire et cet étrange moment partagé dans les gorges. Je ne peux rien écrire. Je dois la revoir d’abord. Emmanuel ne peut pas m’aider: personne ne connaît les trois amies. Je lui propose d’aller à Banon après manger. Il est d’accord. Il a beaucoup avancé son manuscrit, un peu de détente fera du bien.
- Je passe te prendre vers neuf heures.
Je raccroche. Où pourrais-je trouver Elsa? Ou l’une de ses amies?
Je me change et sors. La terrasse du café bruisse de rires et de souffles. Je m’y installe et commande un pastis. Pas d’Elsa ni de ses amies autour de moi. Je repense à ce que m’a dit Emmanuel: «Le calme du plateau d’Albion, c’est fini». Je connais son intuition. Au milieu d’une discussion il peut s’arrêter et dire «cheval», sans lien avec ce qui s’échange, simplement parce que tu as pensé silencieusement au galop des troupeaux sauvages des plaines d’Amérique du Nord.
Mais non, Elsa et ses amies ne me détournerait par de mon projet. Enfin, je le croyais.
(Crédits: Image 1: Jean claude. Image 2: gîte de Chaloux).
PS: Ni Elsa, ni Delphine ou Romane à la prison de Tripoli. 655 jours de rétention pour l'otage suisse de Kadhafi.
Commentaires
Ah, la page blanche
Ah, le cricri des cigales
Ah, les rires des autres,
Ah, tout ça,
et les doigts qui nous chatouillent mais n'arrivent pas à vider les histoires enroulées dans nos cerveaux
Et dire que certains s'appellent Balzac, Hugo, et remplissent chacun des rayons de bibliothèques. Quand on les lit, ça coule tout seul, ça paraît si simple, qu'on se dit qu'on peut y arriver...
Ah ben ouiche
Hé...
「↶‿↷」