Suite de l'épisode précédent (voir ici).
- J'ai retiré ce radium de la pechblende, oui, ma pêche blende bien mûre, ma pêche et ma poire, ma salade de fruits irradiés, et ce radium comme un murmure de cent cinquante gamma-décibels, où j'ai brûlé mes doigts à ce feu défendu, défendu oui absolument défendu comme un dé fendu, où est le six, le trois, un dé sans points et sans valeur, fendu de part en part un dé de hasard, le hasard des mots mal choisis pour te célébrer Elsa de Louis Ara-Gon, je te célèbre oui comme une statue figée et inaccessible, mais viens que je te croque mon Pérou, ma Joconde de Golconde, ma ruine dépouillée, mes Indes moisies, viens m’anamour, viens, plus près, je veux rentrer dans tes yeux où dorment tous les suicidés du désespoir, où se sont éteint les soleils artificiels, vois comme je t’aime, ma ruine, ma Golconde, mon fleuve de sang des indiens massacrés au Pérou, mon espagnole massacrante, ma Pizzaro conquérant le Pérou, ma Cuzco assiégée et soumise!
Un immense cri collectif salue ma tirade, mélangé de rires en cascades. Plusieurs minutes sont nécessaires pour revenir au calme.
- Aïe aïe amigos! D’accord j’ai forcé le trait. Vous avez un point de comparaison. Bien. Mettons-nous en place pour les poèmes d’amour. Il faut deux feuilles de papier et un crayon chacun.
- Pascaline! Oh, Pascaline, appelle Maurice.
- Oui, quoi?
- Tu as du papier et des crayons?
- Oui, je dois avoir une feuille et un stylo.
- Non! Regarde combien il y a de personnes ici: une, deux, trois, six, huit, onze, dix-sept, dix-neuf. Et moi, et monsieur Paul, et Manu. Vingt-deux personne, vingt-deux crayons et quarante-quatre feuilles.
- Mais où veux-tu que je les trouve, Maurice?
- Quoi, tu ne les as pas?
- Mais non.
Maurice réfléchit un instant. Puis il appelle le fils d’Henri et lui demande d’aller chercher tout ce qu’il faut au Bleuet.
- Et dis à monsieur Gattefossé de venir!
Maurice donne quelques consignes. Il dit de ne pas écrire comme ce qu’ils connaissent déjà. Pas de modèle. Pas de complication, pas essayer de faire trop bien. Ecrire ce qui vient, penser ou non à quelqu’un, entendre les mots en soi ou le écrire avant même de les entendre. Imaginer peut-être un endroit qu’ils aiment, et imaginer qu’ils parlent à leur amoureuse.
- Ne pas penser: écrire. Après, relire. Si cela vous parle, si vous êtes bien à l’intérieur, gardez votre poème.
On lui demande comment on sait si on est bien à l’intérieur. «Oui, comment, parce que je ne sais pas. Je sais seulement si je suis content de la récolte, si la terre a donné, si le marché est favorable. Je sais qu’alors je rentre à la maison, j’embrasse ma femme, je la prends dans mes bras, je la porte dans notre lit, et je partage mon contentement avec elle.»
- Ecris-cela, l’encourage Manu. Tu l’as ton poème.
Un autre s’inquiète de ne pas avoir assez de mots. «Quand je parle d’amour à ma femme, je ne sais pas lui raconter des belles histoires comme dans les films. Je lui dis que je la trouve belle et que j’ai de la chance de l’avoir près de moi.»
- C’est aussi ton poème. Tu as les mots dont tu as besoin.
- Mais ce n’est pas des vers, y a pas de rimes.
- C’est égal. La poésie n’est pas un style, c’est une sensibilité. Ecris comme tu veux. Tu est libre.
Une autre parle à voix presque basse, comme pour ne pas s’entendre elle-même. «Je lui fais souvent des reproches à mon Léon. Je lui fais la tête et la vie dure. Je peux pas écrire ça.»
- Non bien sûr, mais au fond aimerais-tu lui dire autre chose?
- Oui.
- Ecris ce que tu aimerais lui dire.
- Mais je vais me dévoiler! Ce n’est pas très bien ça.
- Personne ne lira ton poème si tu ne le veux pas. Tu le garderas et ne te dévoileras qu’à toi-même.
- Oui, ce n’est peut-être pas mieux. Pourquoi j’ai besoin de lui faire toujours des reproches?
- Et lui, est-ce qu’il t’en fait?
- Non. Lui il dit rien.
- Rien?
- Non, rien.
- Jamais?
- Jamais! Il m’a dit une seule fois qu’il m’aimait quand il m’a demandée en mariage. Ça fait un bail! Depuis, plus rien. Alors je l’embête pour qu’il me parle, et après je lui fais des reproches, et il va se coucher.
- Ecris-lui ce que tu aimerais vraiment lui dire, ou ce que tu aimerais qu’il te dise. Mais attention: pas un mot de reproche, c’est de la poésie.
Les visages se tournent vers la rue: monsieur Gattefossé écoute, droit sur ses jambes, bras croisés et le visage fendu d’un immense sourire.
- Alors ça, si Banon engendre un club littéraire, avec ma librairie, on va devenir le centre du monde! Bravo monsieur Manu, quelle belle initiative.
- Félicitez Paul, l’idée vient de lui.
Il se tourne vers moi.
- Monsieur Paul, Les yeux d’Elsa...
- Oui, enfin non, c’est à Aragon que l’on doit cette initiative. Je l’ai lu, ça ne vaut pas ce que l’on en dit, et j’ai pris la rage. Alors voilà, ici chacun va montrer qu’il peut écrire de plus beaux poèmes.
On fait de l’ordre sur les tables, on distribue les papiers et les crayons, et je donne le signal. Chacun se penche sur sa feuille. En face la fontaine berce la terrasse. D’un coup le silence est venu sur cette tribu de fortune d’habitude animée et bruyante. Il faut voir cela. A l’autre café, à la fenêtre en face, on vient voir ce qui se passe tant ce silence est puissant. Joël Gattefossé me fait un clin d’oeil. A ce moment, à l’autre bout de la place, traversant la route du Revest-du-Bion en direction de la rue Meffre, les inconnues - enfin deux d’entre elles. Elsa n’est pas là. Je fais signe à Maurice, lui dis que je reviens, et descends en courant pour les rejoindre.
Elles ont de l’avance et je les interpelle, un peu essoufflé.
- Bonjour! Attendez-moi!
(Images: mimi / thermicalbrothers.fr / ano)
PS: Pas de poème à Tripoli, pas de poème pour Kadhaff’ qui garde l’otage suisse depuis 665 jours.