Suite de l'épisode précédent (voir ici).
Je remonte vers le café. Il règne une grande animation sur la terrasse. Les écrivains d’un soir discutent comme des adolescents. L’exercice d’écriture les a rendus ivres. Il faut les voir prendre passion, dire leur texte avec emphase debout devant la table ou timidement assis comme s’ils espéraient qu’on ne les entende pas, et puis expliquer, rajouter des mots, en ôter, et demander anxieusement si c’est bien. Et il faut les voir se commenter, complimenter, critiquer, demander des explications. Je n’ai jamais vu autant d’hommes poser des questions. D’habitude les hommes donnent les réponses. Ils sont peu doués pour les questions. Par nature ou par culture, questionner c’est paraître faible pour beaucoup d’entre eux. Un homme sait et ne doute pas. Enfin, dans une certaine imagerie.
- Monsieur Paul! Venez, venez! Vous faisiez quoi?
Ils ont hâte de me faire lire leurs chefs-d’oeuvre. Un groupe est autour de Gattefossé, un autre assiège Manu, et c’est à moi maintenant d’être sollicité.
- Monsieur Paul, dites-moi si c’est bien!
- Non, moi d’abord!
Des gamins se disputant l’attention du prof ne feraient pas autrement. Je jette un coup d’oeil rapide puis je demande l’attention et m’adresse à tous.
- S’il vous plaît, écoutez-moi. Alors cela vous a plu?
Ce ne sont pas des cris qui franchissent leur gorge, mais des râles de plaisir. Les forts en gueule prêtent leur voix aux discrets pour présenter la chorale la plus improbable que j’aie jamais entendue. Maurice ne dit plus rien. Une intensité plus brillante brûle dans les yeux de Giacomo. Gattefossé, les bras croisés, le visage rayonnant de bonheur, imagine déjà les futurs auteurs qu’il vendra au Bleuet.
- Bien, cher auteurs, je vous demande un petit moment de sérieux pour...
Maurice m’interrompt:
- Oui, mais d’abord à boire pour tout le monde! Tournée générale pour le gagnant de Banon! Pascaline!
Pendant qu’il va passer commande je continue:
- Chers auteurs, qu’allons-nous faire maintenant?
Qu’allons-nous faire maintenant? Je me revois répétant cette phrase, il y a 13 ans, debout dans un snack de gare. Elle ne répondait rien. Elle me regardait. Nos chemins se séparaient là, alors que rien ne nous y obligeait. Un malentendu. Qu’allons-nous faire maintenant? Rester en ligne? Nous écrire nos vie? Non. Si c’est pour s’écrire nos vies, pourquoi se séparer? La séparation est un adieu ou n’est rien. Ne la ratons pas. Nous avions raté assez de choses, pas réussi à être parents, à comprendre nos différences, trop laissé se perdre les occasions. Au moins devions-nous réussir la séparation. Pourtant quelque chose me disait que cela aussi serait un échec. Pendant des années nous serions habités de souffrance, puis de déni pour chasser la souffrance. Et cela n’aurait aucun sens. Sauf l’inabouti. Comme tant d’autres choses dans une vie humaine, notre histoire serait inaboutie. Alors qu’allions-nous faire maintenant? Constater l’inabouti, et construire une philosophie nourrie de bonnes raisons pour tenter de donner du sens à l’inachèvement et à notre impuissance à aboutir. Je me souviens de son silence. Nous n’allions rien faire maintenant. Enfin, rien ensemble. Chacun allait prendre son chemin et cela ne concernait plus l’autre. Tout ce qui avait été proche comme la peau sur le muscle était d’un coup arraché, perdait son existence. Non, nous n’avions rien vécu d’important. Si cela avait été, nous resterions ensemble. Il n’y avait rien eu. Qu’est-ce donc qu’une séparation, sinon un meurtre dont l’arme est le déni?
Qu’allais-je faire maintenant? Payer mon eau minérale, la regarder encore, me demander si je devais hurler de douleur ou m’étonner d’avoir aimé cette femme. Partir à reculons. ne pas lui montrer mon dos, ne pas lui laisser en dernière image une silhouette sans visage. La regarder en face jusqu’au moment où le mur nous cacherait l’un à l’autre, et là courir vers le train sans me retourner, courir vers le train, pas vers elle, surtout pas vers elle. M’installer sur une banquette et plonger dans une lecture sans regarder le quai. J’ai imaginé d’autres fins que celle-là. J’ai imaginé redescendre du train, le laisser partir, et la voir en face sur l’autre quai. J’ai imaginé ne pas partir tant que nos yeux seraient dans nos yeux, et que seul l’épuisement de l’un des deux nous donnerait le signal de la fin. Mais nous aurions été capables d’aller jusqu’à la mort plutôt que de lâcher avant l’autre. Alors j’ai choisi la fin où je prends le train.
Peu importait ce que nous cherchions en nous séparant. Rien, je crois. Rien de mieux, rien de précis, juste abandonner, laisser tomber, faire du vide. Savions-nous ce que nous cherchions quand nous nous sommes rencontrés? Pas plus. Un autre rien, un rien plein. Plein de rires, de caresses, de larmes, de peurs, de désirs, de sexe, d’incompréhensions. Plein d’émotion et de vulnérabilités.
- D’accord, Monsieur Paul? Eh, vous êtes avec nous?
- Euh... oui, enfin non. Que décidez-vous? Qu’allons-nous faire de ces poèmes?
- Et bien, dit l’un d’eux surnommé le Lent, si l’on faisait un concours?
- Ah, un concours. Et qui va juger des poèmes?
- Vous, avec Monsieur Manu et le libraire.
Je regarde vers Manu, puis vers Gattefossé qui fait un signe difficilement compréhensible avec ses mains. Je ne trouve pas que c’est une bonne idée. On ne va pas se mettre à les comparer, sans quoi ceux qui n’auront pas de prix seront découragés. Chacun son style, chacun son langage. Pas de comparaison. Je leur explique mon point de vue, qui trouve résonance chez Manu et Gattefossé. Je propose simplement de lire les textes de ceux qui le désirent. Et c’est alors une étrange séance qui se déroule. L’un a écrit un seul mot: «Je l’aime». Pas Je t’aime, non: je l’aime. On ne sait pas de qui il parle. On sait seulement qu’il parle à lui-même - pas à elle. Un autre écrit sur les arbres de la montagne de Lure, avant qu’elle ne soit comme un désert gris sur sa hauteur, écrit sur la beauté de ces arbres, sur la beauté de sa femme quand il parle de celle des arbres.
La femme de Léon, celle qui lui fait toujours des reproches, a écrit un texte court:
«Mon Léon,
Je ne sais pas te dire les choses
Je suis si vite prise de colères
Je ne sais pas d’où elles viennent
J’aimerais que tu me serres fort, mais
Je ne sais pas m’abandonner
J’aimerais que tu me parles, mais
Je ne sais pas t’écouter
Ni même t’entendre
Tu vois mon Léon,
Je ne sais pas grand chose
Je devrais apprendre, mais
Je ne sais pas comment apprendre.
Je t’aime mon Léon. Tu es bon.
Parle-moi un peu plus,
Si tu veux bien,
De ce qui te passe
Par la tête
Ou
Par le coeur.
Ta Léa.»
L’un des textes est étrange: on dirait une autre langue, incompréhensible, ou une autre écriture. Peut-être une ébauche de dessin. Mais personne n’y lit de mot reconnaissable. L'auteur, Hachem, dit que c’est sorti tout seul. Je propose de confier son texte à Gattefossé, qui fera une recherche pour identifier la langue utilisée. Et ainsi, la terrasse est comme une bulle, et tous sont en rond autour de celle ou celui qui lit, et on dirait que même les voitures font silence en passant près de nous.
Je leur propose de continuer à écrire chez eux. L’un me dit que c’est plus facile d’écrire en étant ensemble sur cette terrasse. Je propose alors de nous revoir et de faire d’autres soirées d’écriture, régulièrement. Tous sont en accord. L’on trouve même un nom pour ces réunions: «Les soirées littéraires de Banon». Je leur dis que c’est un nom formidable, Manu et Gattefossé approuvent.
La nuit étant bien avancée, nous prenons congé de la petite tribu et je ramène Manu à Chaloux. En route il me demande des nouvelles d’Elsa.
- Elle n’était pas avec les autres. Etranges filles. J’ai rendez-vous demain avec Delphine. Si tu la voyais! Très attirante.
Le reste de la route, nous parlons de la soirée, de la liberté que ces gens ont pris d’écrire, du projet de soirées. Manu, assez élitiste, reconnaît que les mots et leur arrangement appartiennent à chacun. Il serait tenté par la création d’une académie de l’écriture. Moi je lui dis que les mots volent comme le vent et se posent parfois sur une feuille de papier ou un écran, et qu’ils dessinent le paysage que cache notre esprit. Nous arrivons. Je le dépose et rentre chez moi.
Quand enfin je trouve le sommeil il doit être cinq heures du matin.
(Tous les épisodes se trouvent ici)
PS: Pas de poème à Tripoli, pour l’otage suisse retenu depuis 22 mois.