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Delphine, Romane & Elsa (partie 10)

Suite de l'épisode précédent (voir ici).

Chapitre 3

Réveil dans une lumière vive. Le soleil est haut, plus haut que mes idées que je ramasse, éparses, mains croisées sous ma tête. Je n’ai pas entendu le sifflet de la machine à expresso. Pas entendu le rideau de métal du bistrot ni la charrette de Monsieur Santini. Une odeur d’amertume vient de la cuisine, je me lève. Le café a bien coulé. Une première tasse me ramène au monde.

J’allume l’ordinateur et vais à la fenêtre. La chaleur est là. Plus que d’habitude quand je fais ma promenade vers Fenouillet. Le souvenir de la soirée revient, avec les écrivains d’un soir à Banon. Dix heures sonnent à l’église Saint Didier. Quelque chose est brouillé, mon cerveau tente d’attraper des bribes de mémoire qui se dérobent. Dix heures. Dix heures! J’ai rendez-vous à neuf heure! Je finis mon café, m’habille à toute vitesse, sors et dévale la route vers le bas. J’arrive en sueur à l’entrée des gorges.

gorge-eau1.jpgPersonne. Pas plus de Delphine que de cheveux sur la tête d’un chauve. Je m’en veux d’avoir raté ce rendez-vous, de l’avoir peut-être déçue. Comment lui dire mon regret? Je ne sais rien d’elle, pas plus que d’Elsa. Porca miseria! Je tourne dans les rochers, rien, personne. Bon. Il me reste à rentrer et écrire. Mais d’abord profiter de la petite réserve d’eau. Je me déshabille et plonge dans la grande gouille. Pas vraiment fraîche, l’eau, mais si agréable. J’y fais des cabrioles, me laisse flotter, joue au mort. Ou je bats des bras et des jambes pour éclabousser le rocher. Cet endroit est délicieux.

Dix minutes d'eau et je reviens vers le bord. Surprise: où sont passés mes habits? Nu dans l’eau ce n’est pas un souci, mais dehors, je suis gêné. Un rire sur ma gauche: Romane, assise sur mon pantalon, semble s’amuser beaucoup de ma situation.

- Que faites-vous là?

- Delphine n’a pas pu venir.

- Vous êtes là depuis longtemps?

- Je viens d’arriver. Je voulais savoir si vous l’aviez attendue. Je vois que oui.

Je ne lui parle pas de mon retard.

- S’il vous plaît, rendez-moi mes habits.

- Non. Je veux vous connaître nu. Sans rien qui vous cache.

- Avec ou sans habit je peux être nu, cela ne change rien.

- Pour moi cela change beaucoup.

Soit. Après tout c’est à elle d’assumer ma nudité.

- Et vous?

- Quoi moi?

- Vous allez aussi vous déshabiller?

- N’y comptez pas, même pas en rêve.

Je lui fais remarquer que nous ne sommes pas à égalité. Elle me dit que c’est ainsi. Si je veux elle me rend mes vêtements et je peux partir. Je ne veux pas partir. Alors elle me dit que je resterai nu. J’accepte sa règle et viens m’asseoir près d’elle pour voir comment elle réagit. Elle ne bouge pas et regarde droit devant elle. Nous restons un moment sans parler. Peut-être gênés. Le temps de commencer à s’apprivoiser.

Puis elle me demande si je regrette que Delphine n’ait pas pu venir. Je lui dis que oui.

- Elle est belle, Delphine, hein? Attirante, hein?

- Euh... oui, assez.

- Ne faites pas semblant. Tous les hommes veulent coucher avec elle. Vous êtes un homme donc vous voulez couchez avec elle.

- Vous me jugez un peu vite.

- Quoi, ce n’est pas vrai? Allez, vous êtes nu, ne mentez pas.

Je lui dis qu’en effet je la trouve attirante mais qu’elle m’intrigue plus qu’elle ne m’attire. Elle répond que c’est comme cela qu’elle capture les hommes: elle intrigue. Je lui demande si Delphine aime coucher avec les hommes qui désirent coucher avec elle. Romane dit que oui, enfin elle le pense, d’après ce qu’elle a vu. Qu’a-t-elle vu? Elle ne répond pas. Elle me demande pourquoi je ne l’ai pas saluée plus vite hier soir à Banon. En y repensant c’est vrai que j’ai mis du temps à m’adresser à elle. Je repense à la scène. J’avais vu son regard, très vite, et j’avais vu ce feu dans ce regard. J’ai voulu éviter ce feu. Ce matin je retrouve son feu. Sa manière de faire est si directe, provocatrice. Pourtant Romane est frêle comme un lézard. D’où tire-t-elle cette force. Je l’imagine plutôt dans la rêverie que dans la provocation. Ses yeux expriment son paradoxe. Deux amandes vues par la tranche. Ils ont à la fois le tranchant de l’épée et le bleu profond de l’eau. Son corps porte plus de trente ans, enfin, peut-être, son regard n’a pas d’âge. Trop jeune pour porter un âge.
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- Pourquoi me regardez-vous comme cela? Voulez-vous me manger?

Provocation pour provocation, je lui réponds: peut-être.

- Je vous aurai mordu avant, jusqu’au sang.

- Hier soir je voulais éviter votre regard. Ce matin j’essaie de comprendre pourquoi.

- Et que comprenez-vous?

- Je vois des images dans vos yeux. Je vois la foudre et la pluie, la brûlure du feu et la mélancolie de l’eau. Je vois le taureau qui tombe dans l’arène, l’oiseau touché par le plomb du chasseur. Je vois aussi la foudre.

- Savez-vous que les gorges sont connues pour attirer la foudre? René Char a écrit sur la foudre.

Elle ouvre un livre qu’elle tenait à côté d’elle. Un livre sur le poète René Char. Il est né dans la région, à l’Isle-sur-Sorgue. Pas loin de Carpentras.

- Je lis René Char. Vous le connaissez? Un poète surréaliste, il a connu Picasso, André Breton, une époque que j’aurais aimé connaître. Il a écrit un petit texte qui va vous étonner:

«Ne cherchez pas dans la montagne;
mais si, à quelques kilomètres de là,
dans les gorges d’Oppedette,
vous rencontrez la foudre au visage d’écolier,
allez à elle,
oh, allez à elle et souriez-lui
car elle doit avoir faim,
faim d’amitié.»


Romane lisant René Char, la foudre et Oppedette, l’Isle-sur Sorgue et Carpentras, Oppedette, les choses se relient. Je commence à m’interroger sur le sens de cette rencontre, cette rencontre avec les trois inconnues. Que font-elles ici, que cherchent-elles?

- Romane, que faites-vous ici?


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PS: l’otage suisse en Libye depuis 22 mois a peut-être chaud. Il n’a pas de rivière pour se rafraîchir.

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