Episode précédent: voir ici.
La place est anormalement fréquentée pour l’heure tardive. Les terrasses débordent. De la route du Revest du Bion jusqu’à la rue Pasteur des petits groupes déambulent, s’arrêtent, gesticulent. Maurice, Joël Gattefossé et tous les écrivains en devenir, accompagnés de femmes et maris et des enfants assez grands pour être encore dehors, parlent avec animation.
- Paul! Manu!
Joël vient à notre rencontre.
- Oh les amis, le malheur s’est abattu pas loin d’ici.
Giacomo est debout appuyé contre le mur du café. Il regarde le sol.
- Que se passe-t-il?
- C’est à Sault. Un massacre. Il y a deux blessés! Deux blessés je te dis! Tu te rends compte? Et un grave, et des dégâts, mon pauvre, le marché a été dévasté comme si c’était Attila.
- Que s’est-il passé?
- Ceux qui l’ont vu disent que c’est Lone et sa bande. Pourtant ce n’est pas leur territoire. Mais la police a conformé.
- Joël, que s’est-il passé?
- C’était ce matin pendant le marché. A onze heures il y a encore du monde. Et l’apéro en plus! Trois gaillards sont arrivés en camionnette sur la place du village. Ils sont allé à la quincaillerie et ont pris sans payer des masses et une pioche. Il paraît qu’ils criaient des choses incompréhensibles. Ils sont ressortis et ont commencé à casser les stands sur leur chemin. Ils cherchaient quelqu’un d’après les témoins. Ils ont cassé la moitié du marché.
- Et après?
- Tu vois qui c’est Lafleur? L’employé communal. Une baraque! Il a voulu les arrêter. Ça les a mis fous. Il paraît qu’ils se sont acharnés sur lui, le sang giclait sur la place. Le vendeur de fromage de chèvre, tu sais, celui qui fait courir ses troupeaux au-dessus du Revest, Montagne, qu’on l’appelle. Il est toujours sur les sentiers Un si brave gars.
Joël baisse les yeux. Sa voix tremble. Non, pas le berger. Pas lui.
- Il est dans le coma. Il a reçu un coup de masse sur la tête. Le serveur du Louvre, tu sais la terrasse est sur la place du Marché, le serveur il était à cinq mètres, il a entendu comme un oeuf que l’on casse et la Montagne s’est écroulé.
- Comment va-t-il?
- Il est dans le coma.
Pas lui! Non! La terrasse est maintenant comme une chapelle, et aussi toute la place et les rues autour. Giacomo sanglote. Nous nous posons. Il n’y a rien à dire. Je sens Romane pressée de savoir qui est Lone. Je me décide à lui raconter ce que je sais. Maurice ajoute:
- On ne peut pas dire ce qui lui a pris. Personnellement je pense qu’il est fou. Sa haine est un accident. Il fallait bien qu’il donne une forme à sa folie.
- Connaît-on sa famille? demande Joël.
- Ses parents sont de Malaucène, Ses grands-parents étaient cultivateurs. Jamais rien à quereller. Personne ne comprend.
Maurice connaît la question. Il s’est renseigné. Il a enquêté sur cette famille. Maurice est comme obsédé par le cas de Lone.
- Il est sorti de son territoire. Ça c’est nouveau. Et cela m’inquiète. Qu’est-ce qui lui prend? Qu’est-ce qu’il cherche?
Une voix dans la rue:
- Maintenant qu’il a fait le scandale et envoyé la Montagne à l’hôpital que va-t-il faire?
- Il est monté d’un cran, dit Maurice. Il va peut-être se cacher parce que la police va le rechercher. Il devient incontrôlable.
- Il est passé par Apt ce soir. Ils étaient en moto.
- Celles qu’ils ont volé à Sault!
- Cela s’est mal passé: il y a un mort.
Les discussions qui avaient repris à voix basse cessent à nouveau. Je leur raconte la soirée. Le visage de Maurice s’assombrit davantage.
Alors Pierroun, celui qui avait écrit le poème étrange dans une langue incompréhensible, se lève et dit d’une voix forte:
- Il cherche la juive.
Tous les regards tournent vers lui.
- Que veux-tu dire, demande Maurice?
Pierroun regarde droit devant lui. On ne l’a jamais vu ainsi. Il est comme habité de quelque chose. Mais trop peu de mots dans sa bouche. Tout ce qu’il peut dire est:
- Il cherche la juive.
Et il ajoute après un silence pesant:
- Elle doit se protéger.
La chaleur nous brûle déjà. Trente-six degrés au thermomètre du café alors qu’il est passé minuit. Nous suons et coulons, nos chemises et maillots sont à tordre, on se dirait sortis du Calavon quand il est en eau, mais ce n’est pas que de chaleur.
Les yeux de Pierroun se ferment à moitié, on ne voit plus que le blanc, il s’accroche à une chaise qui glisse, quelqu’un le rattrape et le tient, Pierroun est comme ailleurs, sa bouche s’ouvre, son visage est tiré, son front s’élève vers la lumière du lampadaire:
- Il cherche la juive. Elle doit se protéger. Le mal rode quelque part sur le plateau. Ils vont le chercher. Ils ne le trouveront pas. Ils est ici et là, il est dangereux, il la veut, il veut lui faire du mal. Un seul saura l’arrêter. Il est ici, parmi nous. Il fera ce qu’il faudra. Père, père, pourquoi nous envoies-tu cela? Pourquoi engendres-tu de telles créatures? Père, père, protège-là.
Puis s’adressant à Manu et à moi:
- Il ne faut pas les laisser où elles habitent. Ils les trouvera. Et vous savez de quoi il est capable. Il la trouvera. Il faut l’emmener ailleurs. Protégez-là. Je vous en prie, au nom de la Montagne qui courrait avec ses chèvres dans les collines derrière le Revest, protégez-là!
Pierroun s’affaisse sur la chaise. Il semble pleurer, sans un bruit. Gattefossé appelle quelques amis, ils nous entourent, et l’air de rien nous partons sur la route.
- Ne vous faites pas voir, on ne sait pas. Logez-les ailleurs. Ne les reconduisez pas chez elles. Cachez leur voiture. Je n’ai jamais vu Pierroun comme cela. D’ailleurs je vous dirai quelque chose demain à propos de son poème. Je crois qu’il faut l’écouter.
Joël est de confiance. Nous reprenons les voitures en direction de Chaloux. Une fois au gîte nous cachons la voiture des filles dans une grange. Nous descendons ensuite vers la tonnelle où des participants au stage parlent de leur journée. Nous ne dévoilons rien des événements. Nous demandons si elles peuvent dormir ici. On nous propose la salle de travail, calme et silencieuse, sauf le chant des grillons et de deux rossignols tardifs qui se parlent de l’autre côté de la vallée vers Valsaintes. Des hommes du groupe et Manu se proposent pour rester près d’elles. Elsa prend à nouveau ma main et m’invite à faire quelques pas. Nous descendons sur le chemin blanc qui va vers les arbres, visibles sous la lune montante. Elle me remercie d’être venu, d’avoir été là. D’être encore là.
- Ton livre avance?
Non, mon livre n’avance pas. Ce soir je ne m’en soucie pas.
- Je suis bien d’être là, lui dis-je. Si tu veux je t’offre ma chambre. Je dormirai au salon.
J’ai envie de rester encore avec elle.
- Je te remercie. Ce soir je ne peux pas laisser Romane et Aïcha seules. Je dois être avec elles.
- Je comprends. Alors je reste avec vous.
- Merci, dit-elle.
- Ne me remercie pas. Je le fais pour vous. Pour toi. Pour être près de toi.
Sa main serre la mienne.
- Merci.
Nous nous taisons. Nous marchons encore, tournons à droite sur plusieurs centaines de mètres, et remontons par un ancien sentier peu usité qui coupe à travers champ et ramène au gîte.
Dans la salle quelques couvertures ont été apportée. Après voir encore parler de la soirée nous nous endormons. Elsa est près de moi, Romane au milieu, et Aïcha et Manu de l’autre côté.
La lune avance dans le ciel.
Les rossignols chantent encore.
A suivre.
Commentaires
Ne voulez-vous pas envoyer votre manuscrit à la Société genevoise des écrivains?
Ce serait chouette! La date de retour est le 10 septembre, vous avez le temps...
@ NIN.A.MAH: Bonne idée mais il n'est pas encore fini. Et quand il sera fini sur le blog, j'y apporterai peut-être des retouches. Mais je garde l'idée.
Nous descendons ensuite vers la tonnelle où des participants au stage parlent de leur journée. Nous ne dévoilons rien des événements.