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Avenue de la Résistance on marche au milieu. Les trottoirs sont envahis. Un mur se dresse bientôt, fait d’habits sombres, de châles sur la tête des femmes et de chapeaux sur celles des hommes.
- Jamais vu autant de monde, dit Maurice. Même pour le concours de triplette du Ventoux. Même pas à la foire de la lavande le quinze août, ou à celle des saveurs d’automne. Pourtant...
- Par ici! Par ici!
Un microphone fend la foule, puis une caméra et des journalistes qui les tiennent. Une équipe de France 3 vient d’apercevoir André Farraud, le maire, ceint de son écharpe tricolore. Il est accompagné d’autres magistrats des communes voisines.
- Monsieur le maire, s’il vous plaît, quelques questions. Que sait-on du meurtrier?
Nous continuons. La voix de Loup des Nuages accompagne doucement nos pas. Il chante, non, ce n’est pas un chant, un son plutôt, des syllabes, claquements de langue, modulations de la gorge. En l’écoutant je vois danser des roseaux dans mes yeux. Je marche comme dans un marécage, derrière il y a la plaine, devant, en écartant les roseaux, c’est la montagne. Une grue est debout au milieu du marais. Elle me laisse approcher. A courte distance je m’arrête. L’oeil de la grue me fixe longuement. Le vent fait trembler quelques plumes. Des sons étranges montent de la terre, des sifflements légers, d’abord près d'elle, puis d’autres plus loin, et autour de moi. Un coup de tonnerre venu de nulle part transperce le gris du ciel et la grue s’envole. Je continue et commence à gravir la montagne. Des bouffées chaudes et froides alternent, ce n’est pas le vent, cela vient du sol. Il y a des trous dans le sol. Les sifflements deviennent comme des voix, et de ces trous sourd de l’eau. De partout sur la montagne l’eau coule en filets qui se rejoignent et se perdent dans les marais. La montagne pleure.
Je sors de ma rêverie. Le chant de Loup des Nuages continue. Gattefossé et Maurice saluent ceux qui les saluent. Sa femme va rejoindre un petit groupe sous un platane. Nous sommes bientôt dans le gros de la foule. Il en vient de tous les côtés, de toutes les rues, comme un troupeau de moutons qui se prépare à une transhumance. On se serre, il faut de la place pour tous. On n’a pas tant l’habitude de manifester par ici. Dans cette commune de mille trois cents habitants, enfants compris, nous devons atteindre ce midi les deux mille personnes. L’interview du maire est finie. Il s’affaire, va voir le curé, parle aux autres maires. Il est question de l’ordre du cortège et du départ. Le curé doit faire sonner les cloches. Mais de l’église il ne verra pas le maire. Quand doit-il activer son clocher? On se met d’accord: la secrétaire de mairie l’avertira personnellement. Pour l’ordre du cortège les maires marcheront devant. C’est la République qui est visée dans ce crime. C’est elle qui ouvre e cortège. Le frère, dernière famille de la Montagne, marchera avec eux. Les autres suivront dans l’ordre qu’ils voudront. Ce n’est quand-même pas le 14-juillet.
Une autre équipe de télévision vient vers nous. Ils semblent intéressés par quelque chose. Derrière moi l’indien frappe légèrement dans ses mains et danse discrètement. Le journaliste tend son microphone aux couleurs de TF1.
- Tiens, tu prends cette image.
Pendant que son caméraman filme Mike, le journaliste me demande ce qu’il fait. Je lui réponds: «Il chante. Il faut l’écouter.» «Mais c’est une danse rituelle?» «C’est possible.» «Que signifie-t-elle?» «Il faut écouter. Si vous écoutez vous saurez». «J’entendrai quoi?» Il est troublé. Je dis qu’on doit entendre dedans. «J’ai écouté. J’ai vu une grue qui volait, et une montagne qui pleurait.» Il reste sans voix. La situation n’entre pas dans ses compétences. Je vois qu’il est perturbé. Je ne sais que lui dire d’autre. Je ne cherche pas à le troubler. Je parle de là où j’étais il y a quelques instants. Cela reste en moi comme un espace sauvage, hors de l’espace de Sault. Il garde le silence et le caméraman continue à filmer pendant plusieurs minutes. Loup des Nuages a fermé les yeux et chante encore. Le caméraman monte l’objectif de son appareil et le pointe vers le ciel. Puis il s’arrête de filmer.
- Tu as vu ce nuage? On dirait une bête, je ne sais pas, un bête avec des poils.
- Quel nuage? demande le journaliste.
Nous regardons tous vers le ciel qu’aucun nuage ne cache. Le caméraman ne comprend pas. Puis il dit: «Laisse tomber.» Si les images sont diffusées au téléjournal elles passeront aussi au zapping.
Les cloches de l’église commencent alors à sonner. Lentement, un coup à la fois. Une sonnerie aux morts. Les maires s’ébranlent, accompagnés du frère de la Montagne. Lafleur, l’employé communal, a voulu être présent malgré les pansements qui cachent la moitié de son visage. Et derrière il y a la foule, les représentants de tout le plateau, d’une région qui en silence dit non à cette cruauté. Autour de nous les marcheurs nous regardent, surtout Romane. Son nom a fait le tour du pays. Les femmes lui adressent des sourires compatissants et complices. Les hommes baissent les yeux. Le cortège fait le tour de la ville à pas lent. On dirait que le troupeau cherche sa prairie. Les magasins sont fermés. Des enfants nous regardent passer, puis courent devant pour nous revoir, tout au long du parcours. Les équipes de télévision rivalisent dans la recherche des bonnes images: l’une depuis une fenêtre à l’étage, l’autre sur un arbre, elle fixent dans la mémoire de leurs caméras cette petite marée sèche qui tourne dans Sault. La chaleur n’a plus d’effet sur ce cortège. Le vent fait flotter les châles mais personne n’en ressent la brûlure. Grand Rue, rue de Saint-Marc, retour par la rue de la Lavande, arrivée devant l’église.
Le cortège s’arrête. Des petits groupes se reforment, certains rentrent chez eux. Je dis à Elsa qu’il faut aller chercher des affaires chez elles. Elles ne doivent y habiter tant que Lone est en liberté. Nous saluons nos amis et repartons avec Manu, Romane et Aïcha. Les filles logent entre Oppedette et Vachères. Nous restons silencieux jusqu’à notre arrivée. Les propriétaires de leurs chambres d’hôtes nous accueillent avec soulagement.
- Trois hommes à moto sont venu demander si vous étiez là, dit la femme. Nous leur avons dit que non, que nous ne vous avions pas vues depuis hier. Que se passe-t-il?
- Nous devons loger ailleurs pour quelques jours.
Romane explique rapidement les faits.
- Nous devons prendre quelques affaires. Je vous tiendrai au courant. Soyez prudent. Avez-vous une arme?
- J’ai mon fusil de chasse, dit l’homme.
- J’espère que vous n’en aurez pas besoin. Nous ne restons pas plus longtemps, et il vaut mieux que vous ne sachiez pas où nous logeons.
Romane a un don pour dramatiser. Mais elle a peut-être raison. Nous repartons direction Chaloux. Il y a du monde donc une meilleure protection. Gilles est d’accord d’accueillir les filles le temps qu’il faudra. On leur trouve une chambre. Elles installent leurs affaires. Je demande à Elsa si elle veut aller marcher, elle dit oui. Nous partons vers le bois de chênes au sud du gîte. En chemin je lui propose de passer la soirée à l’Observatoire Saint-Michel de Provence. C’est tout près. Il accueille des visiteurs et des amateurs d’étoiles une fois par semaine. C’est ce soir.
- Cela nous changerait les idées, et le ciel ici est particulièrement beau et clair.
- Oui, c’est une bonne idée! Tu connais le ciel?
- Pas vraiment mais j’aime rêver, alors les étoiles…
Je n’ai pas senti sa main prendre la mienne. Elle doit y être depuis toujours. J’aime comme elle marche. On dirait qu’elle danse: elle se tourne de gauche, puis de droite, balance sa taille, saute une pierre, joue des épaules, et son visage ne cesse jamais d’exprimer son mouvement: curiosité, plaisir, gravité, intérêt, et bien d’autres choses, très vite, avec une légèreté qui semble être sa marque personnelle. Chez elle légèreté ne signifie pas manque d’intérêt. Au contraire! Sa légèreté est une grande mobilité d’esprit. Elle peut changer d’angle de vue sur un même sujet plusieurs fois dans la conversation. D’habitude les humains voient le monde depuis un seul regard ou une seule interprétation. Elsa, elle, fait le tour, multiplie les regards, ne s’arrête que lorsqu’elle a trouvé une synthèse. J’aime cela, je me sens si bien avec elle, j’ai l’impression d’avoir des ailes, je marche comme au-dessus du sol.
Je l’arrête et la regarde en face. Elle me regarde aussi. Son visage passe du sourire à l’attente, de l’attente au rire, du rire à la tendresse.
- Je me sens si bien avec toi.
- Moi aussi, dit-elle.
Il y a dans ses cheveux un éclat de lumière, qui descend sur son front, fait un rond sur sa joue et glisse au coin de ses lèvres. Je m’approche lentement. Je tremble mais n’en montre rien. Mon coeur est à l’envers, à l’endroit, à gauche, à droite. Je me dis qu’il est temps de faire marche arrière, on sait comment cela commence mais pas comment cela finit, je ne suis pas à Oppedette pour cela, j’ai un livre à écrire, je ne veux pas d’histoire d’amour, elle me touche droit au coeur, elle est si accueillante, si bienveillante, mes fantômes ne sont pas loin, qui des deux souffrira en premier, mais non Paul, il n’y a pas de raison de souffrir, ôte cette idée de ta tête, et puis il y a ce vent chaud, cette lumière, et quelque chose comme un aimant, je ne peux pas reculer, ma main est en mouvement avant que je le décide, ma main va vers son visage comme une aile d’oiseau, son visage se penche sur ma main, ses lèvres dans ma paume, c’est trop tard, le pas est fait, elle le veut bien, elle le veut aussi, l’espace entre nous se lie. Enfin, après une éternité de désirs et de questions, et de silence comme dans l’oeil du cyclone, enfin je pose un baiser au coin de ses lèvres, juste là: sur l’éclat du soleil. Elle tourne un peu son visage, me regarde tout droit, intensément, et colle ses lèvres doucement sur les miennes. Puis elle ferme les yeux.
A suivre.
(Images: 1: Sault GoogleEarth. 2: Grue blanche ano. 3. Foule Olivier Suire Verley. 4: Supernova SN2005cs)