Marco relève les yeux. Ses pieds et sa tête s’interrogent. Le nuage de poussière devient tout petit, comme un ruban clair qui tombe au sol. Doit-il encore attendre, une autre automobile, une caravane? Il n’y a pas de caravane ici. Elles ne viennent plus à son village. Autrefois leur route y passait. Il y a longtemps. Depuis l’abandon des mines la région était entrée en solitude. Le chemin s’était refermé. Les gens aussi. Parfois ils se querellaient. Trop de solitude, trop de dureté, trop de loi, cela en rendait fous. Ils se querellaient pour un coin d’ombre volé par un voisin, ou pour une figue mangée par un chien errant. Il arrivait que les querelles finissent dans le sang. Un mort pour rien, comme une expiation qu’aucun dieu ne demande. Personne ne jugeait le survivant. Aucun homme de loi, aucun chef coutumier. On ne lui reprochait rien. Il s’était défendu: c’est ainsi que le village pensait. Cela évitait les questions. Et puis faire une enquête aurait entraîné un procès, une condamnation à mort - homme pour homme, femme pour femme. Le village n’avait pas assez de bras et de ventres. Un mort ou une morte, c’était déjà bien assez. On en restait là. On ne tuait pas deux fois pour la même cause.
Les caravanes passent donc ailleurs. Doit-il attendre qu’une averse traverse son esprit? Qu’une pluie d’idées ouvrent un chemin dans le désert? Pas de rivière dans sa tête. Seulement une question: pourquoi lui? Ce carnet le dérange. Il n’a pas le temps de lire. Il part vivre une autre vie. Il n’est pas n’importe qui. Il a changé de statut. Depuis ce matin il n’est plus soumis. «Je ne suis plus le projet des autres!». Il est devenu quelqu’un. Il est libre. Ou il commence à l’être.
Ce monsieur qui ne va nulle part écrit pour le premier inconnu venu. C’est facile de trouver un inconnu quand on dispose d’une voiture. Il suffit de partir au hasard, de regarder autour de soi. Marco imagine l’étranger scrutant le paysage derrière le pare-brise poussiéreux. Peut-être appelle-t-il:
- Inconnu! Inconnu! Où es-tu? Viens cher inconnu. J’ai un cadeau pour toi.
Il appelle un inconnu, comme on appelle un animal avec de la nourriture.
- Viens cher inconnu. J’ai quelque chose à manger pour toi. Je te donne mon rêve.
Il pense faire un cadeau de valeur: son rêve de vie, dans un carnet a la couverture jaune pâle. Mais Marco ne veut pas être le premier venu. Il a quitté son village, quand-même, et sa famille, et ses amis. Alors que tous restent sans s’opposer, il part. Ce n’est pas rien. Il n’est pas un inconnu, il est quelqu’un maintenant. Il se tient là, sur cette route, connu de lui-même, dans sa fierté téméraire. Et voilà un étranger qui le considère comme un inconnu. Il aurait pu s’arrêter. Faire connaissance. Dire son nom, son origine, et laisser venir le reste. Marco ne veut pas devenir le projet de l’étranger. S’il garde le carnet il entre dans le rêve du rêveur. Il réfléchit quelques secondes. Non, il ne réfléchit pas. Il est suspendu, comme on est parfois suspendu: à rien. Et d’un grand geste il jette le carnet du rêveur loin de lui dans l’étendue de sable et de pierres. Il ramasse ensuite son sac et reprend sa marche vers l’ouest, ver la mer. Vers la ville. Après quelques minutes il arrive à l’embranchement de la piste empruntée par le rêveur. Il s’arrête. Encore une fois il est suspendu. Puis il s’engage sur la piste.
* * *
Au village le désordre règne. Le départ de Marco a été un choc. On s’affaire, à rien, à courir de gauche et de droite parce que les chefs de clans ont froncé les sourcils. Ce seul signe suffit à rendre fébrile la plus tranquille des paysannes. La colère rôde et tremble comme une terre qui souffre de la colique. Il faudrait réunir un conseil des chefs. On ne le fait pas. Leur silence montre leur désapprobation, pire: le courroux profond qui les anime. La désobéissance de Marco est déjà une offense. Son insoumission, un défi à la loi. Son départ, une provocation. La tranquillité du village est bafouée.
On l’aurait banni ce serait différent. Les chefs garderaient leur pouvoir. Marco a pris les devants. Il a pris leur pouvoir. Ils sont démunis comme des enfants. Leur autorité est malmenée. Ils sont humiliés. Au travers de leurs chefs ceux qui obéissent aussi sont humiliés. Une grande humiliation comme un vent de sable paralyse le village: on n’y voit plus clair et tout est sale. Sauf que c’est dans la tête que tout est sale.
A la mi-journée le forgeron revient. C’est un grand gaillard, le plus grand et le plus costaud du village. On ne sait jamais où regardent ses yeux étroits. On l’entend souffler de loin. Il revient de sa tournée avec son chien pisteur. Il ramasse des cailloux de minerais dans la région de l’ancienne mine, qu’il fait fondre pour en tirer quelques grammes de métal. Il forge des couteaux, des épées, des bouilloires et des marmites. Son pas lent et lourd terrorise les enfants. Quand ils ne sont pas sages les parents leur font peur:
- Si tu continue je t’amène chez le forgeron!
On ne sait pas pourquoi, ni quelle punition il pourrait bien leur infliger. Aucun enfant n’y est jamais allé. La menace suffit. Ils imaginent quelque chose ressemblant à un ogre. Ils ignorent ce qu’est un ogre. Il n’y en a pas dans leur légendes. D’ailleurs les ogres vivent dans les forêts et il n’y a pas de forêt ici. Il n’y en a plus. Tous les arbres ont été coupés pour étayer l’ancienne mine. Avant il faisait bon vivre. La rosée rafraîchissait les matins et une courte herbe verte dessinait des tapisseries entre les troncs, au pied des collines qui entourent le village. Les arbres attiraient plus de nuages. La terre, de consistance épaisse et dont l’humage révélait la variété d’espèces qui pouvaient y être cultivées, recelait une vaste nappe d’eau dans ses profondeurs. La fontaine coulait sans jamais s’interrompre, mais aussi des sources captées jusque dans les maisons. L’abondance rendait le caractère plus souple et adouci.
Le retour du forgeron est un événement. D’habitude il reste enfermé pendant des semaines dans sa forge. On entend le rugissement rauque du feu, les coups clairs qui s’envolent dans l’air et les chuintements du métal rougi plongé dans la terre boueuse. Il ne sort que pour aller ramasser les cailloux et quelques morceaux de charbons de bois dont il rapporte un grand sac sur son dos. Les chefs l’envoient chercher et lui exposent la situation. Pourquoi à lui? Pourquoi ce privilège? C’est un homme qui ne pense pas: il agit. Il saura ce qu’il faut faire. S’il ne fait rien, on acceptera l’humiliation. S’il bouge, il lavera l’affront.
Après avoir écouté les chefs le forgeron va à sa maison. Il prépare un sac avec des affaires. On lui donne une réserve d’eau. La journée est déjà avancée: il partira demain matin. Il prendra sa plus grande épée, celle dont la lame effilée peut trancher une tête en un seul coup bien porté. Il lavera l’affront. Le prix est la mort. Il trouvera Marco où qu’il soit et le tuera.
A suivre.