La société libérale ne prônait donc initialement pas l’égalité mais la liberté. L’héritage de la révolution était incomplet. L’égalité fait se poser une question cruciale: pourquoi, au nom de quoi, les humains seraient-ils divisés en groupes et leur droits différenciés? Il n’y a pas de réponse satisfaisante à cette question. C’est la construction même des sociétés qui est questionnée.
L’inégalité est un fait de nature. L’égalité est une notion sociale et politique. Elle n’est pas «naturelle». Rousseau fait une description des sociétés primitives - hypothétique car il ne démontre pas son propos - sans en esquisser de véritable causalité ontologique à l’inégalité.
«Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou à embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et qu'à des arts qui n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d'un commerce indépendant: mais dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un autre; dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des provisions pour deux, l'égalité disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu'il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l'esclavage et la misère germer et croître avec les moissons.»
L’organisation de toute société complexe passerait donc par la subordination des humains entre eux, subordination qui suppose une hiérarchisation des fonctions. Cela n’explique pas le pourquoi cette hiérarchisation produit des inégalité de valeur ni des privilèges. Pourquoi la collaboration nécessaire au développement des groupes humains et à leur croissance - donc à leur survie - devient-elle plus qu’une hiérarchie de fonction: un privilège et un pouvoir débordant le simple pouvoir conféré par un contrat? Au point où les autorités suprêmes des sociétés, c’est-à-dire les Etats et leurs gouvernements, ont le droit de disposer de la vie et de la mort des citoyens par la décision de guerres ou de paix?
Jean-Jacques Rousseau suggère qu’à l’origine les humains sont libres et égaux dans des sociétés primitives dont la subordination est absente. L’étude des sociétés anciennes encore existantes montrent au contraire que la hiérarchie est présente. Seul le pouvoir qui est conféré à cette hiérarchie peut varier de nature et d’intensité. Le philosophe, ethnologue et anthropologue Pierre Clastres a étudié le pouvoir sous l’angle de la coercition: pourquoi, chez les indiens d’Amazonie, le chef n’a-t-il aucun pouvoir de coercition, alors que l’attribut majeur du chef dans les sociétés non primitives est justement la possibilité de contrainte les individus, par la police, la justice ou l’armée? Sa thèse principales est la suivante:
«Les sociétés premières ne sont pas des sociétés qui n'auraient pas encore découvert le pouvoir et l'État, mais au contraire des sociétés construites pour éviter que l'État n'apparaisse. Dans Archéologie de la violence, Clastres s'oppose ainsi aux interprétations structuralistes et marxistes de la guerre dans les sociétés amazoniennes. Selon lui, la guerre entre tribus est une façon de repousser la fusion politique, et donc empêcher la menace d'une délégation de pouvoir menant aux dérives intrinsèquement liées à la trop grande taille d'une société. Les sociétés « primitives » refusent la différenciation économique et politique en interdisant le surplus matériel et l'inégalité sociale. (wikipedia)»
«Que fait un chef sans pouvoir ? Il est, pour l’essentiel, commis à prendre en charge et à assumer la volonté de la société d’apparaître comme une totalité une, c’est-à-dire l’effort concerté, délibéré de la communauté en vue d’affirmer sa spécificité, son autonomie, son Indépendance par rapport aux autres communautés. En d’autres termes, le leader primitif est principalement l’homme qui parle au nom de la société lorsque circonstances et événements la mettent en relation avec les autres. Or ces derniers se répartissent toujours, pour toute communauté primitive, en deux classes : les amis et les ennemis.»
Le problème de la hiérarchie et du pouvoir coercitif, facteurs constitutifs des sociétés inégalitaires, viendrait donc de la taille des sociétés. Il est difficile de savoir si cette thèse est juste et applicable à l’ensemble des sociétés originelles.
On pourrait aussi, dans la ligne de Marx, développer un discours uniquement politique et attribuer les inégalités à un simple rapport de force entre les différentes couches ou classes de la société. Mais cela ne répond toujours pas à une question plus fondamentale: pourquoi les humains se sont-ils structurés selon une hiérarchie et un pouvoir coercitif, plutôt que selon un modèle non-hiérarchique et égalitaire?
Plus précisément, qu’est-ce qui habite antérieurement la structure mentale, affective, peut-être biologique de l’humain, qu’il traduit ensuite en société hiérarchique et inégalitaire? De quelle disposition intime de la conscience humaine, la société non-égalitaire est-elle le miroir? Quelle représentation inconsciente prend forme dans le monde et forme les structures organisationnelles des sociétés? A quels besoins autres que fonctionnels ces structures répondent-elles? D'où viennent ces besoins et pourquoi existent-ils?
L’égalité sociale et politique, essentiellement l’égalité des droits et des chances, ne rend pas compte des inégalités. Pourtant Marx lui-même reconnaissait l’inégalité fondamentale quand il affirmait: «De chacun selon ses moyens.» Il admet donc que les humains n’ont pas tous les mêmes moyens, les mêmes compétences, les mêmes configurations. Dans une certaine mesure l’organisation sociale libérale et démocratique corrige les inégalités mais ne les efface pas.
L’égalité signifie que les différences ne sont pas une justification aux privilèges de la hiérarchie. La démocratie, dépositaire du projet égalitaire, prolonge donc le projet libéral de limitation du pouvoir par fractionnement de celui-ci. Si tout le monde a une part de pouvoir, le «grand pouvoir» des chefs hiérarchiques perd de son privilège. La hiérarchie devient alors ce qu’elle devrait fondamentalement être: une simple répartition des fonctions dans une activité complexe nécessitant l’interaction de nombreux humains.
Toutefois le chef hiérarchique dispose toujours d’un pouvoir contraignant: celui par exemple d’engager ou de licencier une personne. On n’imagine pas que l’on puisse s’engager soi-même dans une administration ou dans une entreprise. Si l’un dispose du pouvoir d’engager, il dispose aussi de celui de licencier.
La démocratie et son projet d’égalité touchent ici une limite d’application. Celui qui engage, qu’il soit patron ou fonctionnaire, ou assemblée des employés-patrons dans une entreprise autogérée, n’est pas à égalité avec celui qui est engagé. Le licenciement prolonge cette inégalité. Mais dans le cas d’un patron ou d’un fonctionnaire il est juridiquement responsable et doit rendre des comptes s’il n’a pas respecté les procédures, alors que dans le cas d’une assemblée d’employés-patrons personne n’est nominativement responsable et n’a de compte à produire - ce qui rend le système inopérant, sauf à nommer un employé qui sera juridiquement responsable des décisions de l’assemblée. Mais qui voudrait aller répondre devant un Prud’homme d’une décision qu’au fond il conteste peut-être? Et si cette délégation de pouvoir est décidée par le peuple, le démos, soit les employés-patrons d’une entreprise autogérée, et si elle est limitée dans le temps, elle reste un pouvoir. Les humains étant ce qu’ils démontrent être depuis très longtemps, il n’y a pas de raison que la fonction ne glisse vers un privilège par des systèmes d’alliances. L’égalité ne résout pas fondamentalement les inégalité et les hiérarchies coercitives. Elle les tempère.
A suivre.