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Diderot (2): le biais patriarcal dans la lecture de La Religieuse

J’apporte ces précisions à mon précédent billet sur La Religieuse de Diderot. Qu’on l’ait lu ou non, ce qui suit sera aisément compréhensible. Le réalisateur a donc affirmé que l’histoire traite de la dominante patriarcale. Pour mieux démonter la fausseté de cette pensée unique, ce fourre-tout qui sert d’ersatz de pensée, je détaille les éléments que j’ai apportés précédemment.

Il se trouve que je travaille actuellement sur le roman de Diderot. Ce qui en ressort tient en quelques points. On verra que l’on ne peut résumer les personnages et l’époque à un slogan anti-patriarcal.


diderot,la religieuse,domination patriarcale,patriarcat,féminisme,religion,révolution,1. Mise en cause de la religion

La Religieuse décrit la vie monastique dans des couvents de femmes. Ceux-ci sont dirigés par des femmes dont le pouvoir est étendu. Dans l’un des couvents l’héroïne est traitée avec une violence surprenante: mise au cachot, violences psychologiques, exposition en bouc émissaire, crachats, privations diverses. Il s’agit d’une réelle maltraitance physique et morale qui aujourd’hui vaudrait les assises ou la correctionnelle à son auteur. Cette maltraitance est destinée à discréditer la religion, bête noire des bourgeois libéraux pré-révolutionnaires, présentée ici sous un angle très réducteur. Il n’est pas question de patriarcat mais de puissance personnelle dans un cadre conventuel et de comportement criminel sous prétexte de punition spirituelle.


2. Sexualité féminine

Dans un autre couvent la supérieure entretient une relation saphique avec Suzanne: tendresse, sexualité, sentiments exprimés, affection et privilèges octroyés visiblement. Suzanne défend cette forme de tendresse devant son confesseur. La chose est connue et pratiquée avec une étonnante liberté. L’auteur ne condamne pas l’homosexualité féminine, il n’en est pas choqué et y semble plutôt favorable. Cette liberté dans la sexualité féminine semble s’opposer à un supposé patriarcat dominant. On ne peut enlever de ce livre la dimension très forte de la sexualité féminine, de ses besoins, de ses assouvissements, de ses méandres.


3. La puissance maternelle

Suzanne est un enfant adultérin. La mère a pris sa liberté tout en étant mariée, et l’auteur ne la condamne pas. Seule la culpabilité du personnage la condamne, culpabilité qu’elle reporte sans vergogne sur sa fille. Parlant de son ancien amant qui l’a abandonnée, elle adiderot,la religieuse,domination patriarcale,patriarcat,féminisme,religion,révolution, ces propos terribles dans la bouche d’une mère qui parle à sa fille: «Et puis, vous l’avouerai-je, vous me rappelez une trahison, une ingratitude si odieuse de la part d’un autre, que je n’en puis supporter l’idée ; cet homme se montre sans cesse entre vous et moi ; il me repousse, et la haine que je lui dois se répand sur vous.»

Mère de deux autres filles, elle déshérite Suzanne et veut l’enfermer au couvent pour «régler» ce problème d’enfant dont elle ne sait que faire. Sa dureté est impitoyable: «Ma fille, vous n’avez rien, et vous n’aurez jamais rien. Le peu que je puis faire pour vous, je le dérobe à vos sœurs ; voilà les suites d’une faiblesse. Cependant j’espère n’avoir rien à me reprocher en mourant ; j’aurai gagné votre dot par mon économie. (...) Si vous entrez en religion, comme c’est ma volonté et celle de M. Simonin, votre dot sera le fruit de ce que je prends sur moi tous les jours.»

Là encore il s’agit d’une décision féminine, maternelle, d’une volonté indépendante de celle de l’homme, et en aucun cas une référence à un supposé patriarcat.


4. Le rôle de l’homme

Le mari a peu de place dans ce roman. Il apparaît plus comme un faire-valoir que comme un décideur. Il subit une situation. On ne sait avec précision s’il en est informé. Il a élevé un enfant qui n’est pas le sien après avoir été trompé et trahi. A aucun moment il ne montre de violence pour son épouse.

On est très loin  du modèle supposé d’homme patriarche dominant sa femme et lui faisant subir sa loi.


diderot,la religieuse,domination patriarcale,patriarcat,féminisme,religion,révolution5. La psychologie de Suzanne

L’ambiguïté du personnage raconté par Diderot apparaît à plusieurs reprises. Elle se pose à la fois en victime et en décideuse (elle assume sa relation saphique, elle ne se jette pas dans un puits alors que personne ne l’en empêche). Son mélange de rébellion et de soumission, à quoi s’ajoute un besoin intense et non satisfait d’affection, sa manière de s’accrocher à toute personne qui peut représenter un salut, la maltraitance subie, l’abandon dont elle est l’objet, esquissent le profil d’une personne à tendance borderline. Au final d’ailleurs Suzanne reprend les mêmes thèmes qu’elle poursuit tout au long de l’histoire, comme si elle tournait en boucle, ou en vrille. La religion l’a peut-être rendue folle. C’est une des lectures, qui n’a rien à voir avec un supposé patriarcat.

D’ailleurs est-ce bien la religion? N’est-ce pas le comportement de certaines personnes - des femmes ayant autorité sur elle - ainsi que la contrainte qui la rendent folle? Et n’a-t-elle pas déjà un terrain favorable à cette folie, quand on voit son terrain borderline, ou qu’elle-même dispose de si peu de repères et qu’à la toute fin elle envisage encore le suicide alors qu’elle est finalement sortie du couvent et de cette contrainte?

Le comportement maternel est lui aussi de type pathologique: le rejet de sa fille par cette mère est effroyable. Ajouté aux comportements des mères supérieures, on pourrait croire que presque toutes les femmes du livres sont mentalement dérangées.

Diderot, bien plus que de désigner un supposé patriarcat, n’a-t-il pas écrit un livre misogyne?

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6. Conclusion

Ce drame petit-bourgeois du XVIIIe siècle se passe dans une couche particulière de la société. Une classe en formation qui ne cherche qu’à prendre le pouvoir, et pour qui la cible la plus intéressante est la religion, seul élément stable de la société. On sait, comme je l’ai mentionné précédemment, que cette bourgeoisie fera ensuite main basse sur les richesses de l’Eglise.

Les femmes paysannes de l’époque n’avaient pas le temps de s’exprimer ainsi sur leurs états d’âme. Comme au XXe siècle la victimisation concerne une une classe privilégiée.

Enfin, entre la puissance maternelle et féminine décrite dans La religieuse, la faiblesse de la position masculine, les abus commis par des personnages de pouvoir - en l’occurrence des femmes, aucun homme n’étant décrit comme abuseur - et le thème de la folie, il semble difficile, voire impossible de faire passer cette histoire pour une illustration d’un supposé patriarcat. Prétendre cela, comme le fait l’auteur du film actuellement à l’écran, est signe d’une pensée-slogan qui réduit les humains mâles à une caricature (non démontrée dans le livre), et fait passer pour des victimes des femmes au comportement particulièrement autoritaire et puissant.

L’Histoire réinventée, la lecture biaisée, l’épaisseur des humains réduite à un slogan: le commentaire sur La Religieuse illustre malheureusement le résultat de 50 ans de féminisme radical.

Catégories : Féminisme, Politique, société 10 commentaires

Commentaires

  • "L’auteur ne condamne pas l’homosexualité féminine, il n’en est pas choqué et y semble plutôt favorable."

    Je suis désolée mais ça c'est absolument faux. Diderot n'est pas du tout favorable à l'homosexualité féminine. En fait il la présente comme une des déviances qu'entraîne un état contre-nature.
    L'idée est simple : les femmes ont des besoins sexuels, mais comme elles ne peuvent pas les assouvir avec les hommes quand elles sont religieuses, et bien elles les assouvissent entre elles. Encore un argument pour condamner le couvent, mais il n'est certainement pas question chez Diderot de prendre la défense du lesbianisme, au contraire. Au contraire... Et puis je vous renvoie tout simplement au texte, où jamais la narratrice ne défend cette tendance coupable chez sa supérieure. D'ailleurs, son confesseur, qui est une figure positive, ou du moins présentée comme plutôt saine d'esprit et sage dans le récit, lui fait promettre de repousser les avances de cette supérieure.

    "la faiblesse de la position masculine" : n'exagérons rien... Une fois de plus je vous renvoie au texte.

    Mais en effet, de manière générale il me semble évident qu'il n'est pas question de patriarcat dans cette oeuvre.

  • @ Marianne:

    Je ne suis pas d’accord avec vous. La narratrice, dans un dialogue avec l’un de ses confesseurs, dit ceci:

    «— Mais que la familiarité et les caresses d’une femme peuvent-elles avoir de dangereux pour une autre femme ? »
    Point de réponse de la part de dom Morel.
    « Ne suis-je pas la même que j’étais en entrant ici ? »
    Point de réponse de la part de dom Morel.
    « N’aurais-je pas continué d’être la même ? Où est donc le mal de s’aimer, de se le dire, de se le témoigner ? cela est si doux !
    — Il est vrai, dit dom Morel en levant les yeux sur moi, qu’il avait toujours tenus baissés tandis que je parlais.»

    http://fr.wikisource.org/wiki/Page:Diderot_-_%C5%92uvres_compl%C3%A8tes,_%C3%A9d._Ass%C3%A9zat,_V.djvu/168

    Edition folio, p. 250.

    La narratrice n’y voit rien de répréhensible, au contraire même. Quant au confesseur, sa réponse est pour le moins évasive. Même s’il dirige ensuite le dialogue vers la possible folie de la supérieure, il n’y a pas de condamnation formelle par l’un ou l’autre des personnages, et il y a même une connivence voire l’expression d’un plaisir de la part de Suzanne.

    Par ailleurs serait-ce vraiment «une des déviances qu'entraîne un état contre-nature»? Diderot le fait dire quelques lignes plus loin à Dom Morel, en effet. Mais il n’est nulle part de définition de la nature, de ce qui serait juste et bon en général. Il dit en effet cette phrase en parlant non pas de la vie religieuse en général, mais en parlant seulement du cas de cette mère supérieure:

    «Elle n’était pas faite pour son état ; et voilà ce qui en arrive tôt ou tard, quand on s’oppose au penchant général de la nature : cette contrainte la détourne à des affections déréglées, qui sont d’autant plus violentes, qu’elles sont mal fondées ; c’est une espèce de folie.»

    Je pense donc que l’on ne peut exclure chez Diderot une connivence, pas forcément un accord explicite, avec le lesbianisme qui lui sert à enfoncer un peu plus l’Eglise: la femme vit d’elle-même sa sexualité et elle le fait avec d’autres femmes, quoi de plus provocateur pour la religion? Car cela sous-entends aussi que la reproduction s’arrête. Et laisser entendre que les couvent étaient des nid à homosexualité féminine ne pouvait que faire réagir contre cet état de fait et contre la religion et ses couvents.

    Sur la faiblesse de la position masculine, et paternelle en particulier, on ne sait de la puissance du mari que son statut de commerçant. On touche en plein à une problématique masculine majeure qui est la paternité. Les hommes ne savent jamais vraiment s’ils sont les pères. Aujourd’hui, on leur propose de considérer la parentalité affective comme prévalente, pour les éloigner de la biologie. Que ne fait-on pareil avec les femmes: par exemple l’échange des bébés à la maternité. Les femmes feraient des émeutes.

    Ici le père légal est peu présent dans les dialogues avec sa fille alors que la mère joue un rôle de premier plan (tout en se défaussant parfois derrière lui, stratégie classique). Les autorités ecclésiastiques elles-mêmes se rangent à l’impossibilité de rompre les voeux et couvrent en quelque sorte l’adultère de la mère. La mère triomphe de tout le monde - même si c’est dans la haine d’elle-même, haine réelle ou feinte.

    J’aurais pu ajouter sur le livre la fiction dans la fiction, et comment l’histoire vraie qui a inspiré l’histoire a été réinventée et manipulée pour déstabiliser le marquis. Ce qui met presque le livre au second plan. On peut imaginer que tout a été écrit non pour rendre une vérité mais pour faire une blague, comme Diderot l’avoue lui-même. La moquerie de Diderot et la crédulité du marquis de Croismare ajoutent encore à la faiblesse de la position masculine. On est encore plus loin du patriarcat, piteux épouvantail en l’occurrence!

  • « La narratrice, dans un dialogue avec l’un de ses confesseurs, dit ceci: (...) »

    Il se trouve que non. Ce n'est justement pas la narratrice qui dit cela, mais le personnage de Suzanne. Dans un roman-mémoire, la distinction est importante : Suzanne-narratrice joue la carte de l'innocence et de la naïveté en ce qui concerne Suzanne-personnage. Et si le confesseur ne veut pas la détromper complètement sur la nature de son rapport avec la supérieure et se montre donc « évasif » comme vous dîtes, c'est pour ne pas abîmer sa pureté d'âme et son innocence. Lors de son échange avec son confesseur Lemoine du moins, il s'exprime en ces termes:

    "loué soit Dieu qui vous a préservée jusqu'à présent! Sans oser m'expliquer avec vous plus clairement, dans la crainte de devenir moi-même le complice de votre indigne supérieure, et de faner, par le souffle empoisonné qui sortirait malgré moi de mes lèvres, une fleur délicate (...)" (p.213, LDP)

    Bref, il n'a pas envie de lui parler d'érotisme de toute évidence... Je pense que la réserve de Dom Morel se fonde sur la même idée: ne pas corrompre l'innocente en lui révélant la nature des désirs de la supérieure.

    Or, nous trouvons à la fin du texte ce passage où Suzanne surprend les paroles de sa supérieure (devenue folle entretemps) et cette fois c'est bien la narratrice qui parle :

    « Le premier mot que j'entendis, après un assez long silence me fit frémir ; ce fut : « Mon père, je suis damnée... ». Je me rassurai. J'écoutais ; le voile qui jusqu'alors m'avait dérobé le péril que j'avais couru se déchirait lorsqu'on m'appela ; il fallut aller, j'allais donc ; mais, hélas ! Je n'en avais que trop entendu. Quelle femme, monsieur le marquis, quelle abominable femme !... ». (p.234 LDP)

    Il y a donc un jugement très sévère du point de vue moral qui est porté unanimement sur cette mère supérieure (puisque même elle se dit damnée), pour la seule raison qu'elle était devenue lesbienne au couvent.

    « il y a même une connivence voire l’expression d’un plaisir de la part de Suzanne »

    Le fait que l'on puisse, je vous l'accorde, lire chez la jeune Suzanne une certaine attirance pour sa supérieure (il reste tout de même très implicite que cette attirance soit sexuelle, si c'est même le cas) n'est pas une preuve de connivence. Cela montre que Suzanne est humaine et s'inscrit dans la logique générale de l'oeuvre qui veut que l'état religieux puisse amener à des comportements déviants.

    En ce qui concerne Dom Morel, n'oublions pas que sa voix n'est pas celle de Diderot, on ne peut pas déduire l'avis de l'auteur de ce personnage de second plan... Au fil du texte, les différents passages où la narratrice propose une réflexion sur l'état religieux font clairement émaner l'idée qu'il conduit de façon générale à des comportements déviants, puisque la plupart des religieuses dont nous parle Suzanne finissent folles :

    « car il est sûr, monsieur, que, sur cent religieuses qui meurent avant cinquante ans, il y en a cent tout juste de damnées, sans compter celles qui deviennent folles, stupides ou furieuses en attendant » (p.52, LDP)

    Là aussi, c'est la narratrice qui parle et qui propose une réflexion généralisante sur le fait que l'état religieux ne convient pas, médicalement (puisqu'il est question de santé mentale), à la nature humaine. Le propos de Suzanne est clair : l'état religieux est mauvais pour la nature humaine, il « damne » et rend fou. Il est alors facile de comprendre plutôt le lesbianisme à la fin du texte comme un cas particulier de cette démence, qui passe par une sexualité déviante.
    Si Diderot avait voulu défendre l'homosexualité féminine, il ne l'aurait pas mêlée au reste des maux psychologiques qu'entraîne l'institution qu'il critique me semble...

    Et pour finir, je ne suis définitivement pas d'accord avec votre lecture d'une « faiblesse de la position masculine »... Les parents de Suzanne n'ont pas un rôle important dans l'histoire, Diderot ne cherche en rien à attirer l'attention sur eux, c'est tout. Le père n'est pas faible, il est dur avec Suzanne, tout aussi « inflexible » que son épouse (cf scène de la cérémonie où Suzanne fait ses voeux), et s'il ne dialogue pas avec Suzanne c'est qu'il ne s'intéresse pas à elle tout simplement. Il n'y a aucune scène où il est montré en situation de faiblesse. Ca m'étonnerait fortement que Diderot ait voulut montré des hommes soumis aux femmes dans la Religieuse. C'est elles qui prennent tout en ce qui concerne la faiblesse psychologique par exemple. On ne voit pas un seul curé devenu fou, pour nombre de religieuses folles évoquées par la narratrice...

  • Comme il est plaisant de voir le fantastique intérêt qu'anime ce livre et qu'un dialogue aussi intense s’établisse... Il est heureux que la Littérature ait encore ce grand pouvoir de passionner les gens et non point, comme trop souvent, uniquement de nos jours, seule le fait la politique.

  • Je conviens que les femmes mises en scène par Diderot portent une lourde charge, une forme de pathologie. Diderot avait une conception particulière de la sexualité féminine, anticipant sur Freud et l'hystérie.

    Dans "Sur les femmes", paru en 1772, il écrit ceci:

    "La femme porte au dedans d’elle-même un organe susceptible de spasmes terribles, disposant d’elle, et suscitant dans son imagination des fantômes de toute espèce. C’est dans le délire hystérique qu’elle revient sur le passé, qu’elle s’élance dans l’avenir, que tous les temps lui sont présents. C’est de l’organe propre à son sexe que partent toutes ses idées extraordinaires. La femme, hystérique dans la jeunesse, se fait dévote dans l’âge avancé ; la femme à qui il reste quelque énergie dans l’âge avancé, était hystérique dans sa jeunesse. Sa tête parle encore le langage de ses sens lorsqu’ils sont muets. Rien de plus contigu que l’extase, la vision, la prophétie, la révélation, la poésie fougueuse et l’hystérisme."

    Il y a dans la conception de Diderot l'idée que la femme ne s'appartient pas, est en quelque sorte "possédée" (dans un sens atténué). Elle est donc plus facilement sujette à la "damnation" (conséquence d'une possession diabolique). Le trouble psychologique de la femme est établi d'emblée. Celui de la mère n'est pas moindre que celui des supérieures ou de Suzanne. Il s'exprime simplement différemment.

    Partant du point de vue de Diderot sur les femmes, il est difficile d'attribuer la folie à la seule religion ou à la vie conventuelle. Les propos sur les "cent religieuses" damnées plus celles qui deviennent folles, manifestement excessifs, ne peuvent-ils être mis sur le compte de l'hystérisme? La vie des moniales est-elle à ce point documentée, historiquement et médicalement, pour valider l'assertion des "cent religieuses"? La vie conventuelle a-t-elle réellement produit autant de dérèglements? Et si c'était le cas, pourquoi autant de dérèglements chez les femmes et non pas chez les hommes moines?

    De quoi le dédoublement personnage-narratrice est-il relevant? Des nuances de la position de Diderot? Ou d'un subterfuge, d'un paradoxe quant à son appréciation de ce qu'il décrit (mais tout romancier n'écrit-il pas ses paradoxes?). Je veux dire que sa position est ambiguë, entre la condamnation du lesbianisme par une sorte de surmoi, et un plaisir dans la description par exemple de l'orgasme. Dans cette scène il est difficile de mettre en avant l'innocence de Suzanne. Il me semble difficile de confondre bienveillance et sexualité. Peut-être n'est-ce chez elle qu'une soumission à l'autorité. Peut-être doit-elle y reconnaître son propre désir. Peut-être n'est-elle pas capable de discerner ce qui se passe... Mais au final, cette description correspond-elle bien à un désir de Diderot, ou à l'usage guerrier qu'il fait du lesbianisme (guerre contre la religion). Je pense que les auteurs ne sont pas innocents de ce qu'ils écrivent ou montrent.

    Il me semble donc toujours approprié de dire que la folie de Suzanne n'est pas automatiquement une conséquence de la vie monacale et que Diderot utilise l'histoire vraie pour démontrer sa théorie, ce qui laisse le sentiment peu agréable que ses personnage n'ont pas l'once d'autonomie qui les rend crédibles pour eux-mêmes. Cette critique de l'aspect idéologique du livre prend pour moi le dessus sur les contenus habituellement attribués au roman de Diderot.

    Je dois dire également que l'aspect critique de la famille bourgeoise n'est en général pas assez mis en valeur. On focalise sur la critique de la religion - quand il s'agit de la vie dans certain couvent - et la mère de Suzanne passerait presque pour une victime. On a ici les racines de l'ambiguïté victimaire des femmes, utilisée depuis à outrance jusque dans les propos du réalisateur qui voit l'histoire sous l'angle d'une hypothétique dominante patriarcale.

    Sur la place de l'homme dans le roman, certes ils sont d'aplomb mentalement, ce qui n'est pas le cas des femmes. Mais quel pouvoir réel ont-ils? Peu. Mais peut-être s'agit-il d'un biais introduit volontairement par l'auteur, ce qui validerait éventuellement l'hypothèse que je suggère d'un roman misogyne.

  • Sans connaître le roman de Diderot, voici une hypothèse qui m'a traversé l'esprit en lisant vos échanges, Marianne et hommelibre :

    Si le projet explicite de Diderot était de dénoncer les dérives de la religion, il ne pouvait peut-être pas se permettre d'évoquer ce qui pouvait se passer, entre hommes, dans un couvent. Le scandale aurait été encore plus grand que celui de "La Religieuse".
    Nous savons qu'encore aujourd'hui, certains secrets concernant la sexualité des personnes travaillant dans l'Eglise sont bien gardés. Il n'y a pas de raison qu'à l'époque de Diderot, les moines aient été plus chastes que les nonnes.
    Tout auteur a le projet d'être lu. Défier la censure, dans des circonstances de son époque est tout un art.

  • Bonjour Calendula, matinale! :-)
    Votre hypothèse est intéressante puisque Diderot avait déjà été confronté à cela. D'ailleurs Le Religieuse a été publiée après sa mort.

    Par contre je reste dubitatif quant à l'ampleur des problèmes qu'il évoque, puisque Diderot fait dire que toutes les religieuses deviennent damnées. Il laisse entendre qu'il y a une sorte de vase clos sexuel où toutes contournent une sexualité "naturelle" par l'homosexualité ou l'autosexualité. Je ne suis pas convaincu par l'idée qu'il s'agisse de quelque chose de si généralisé. De nombreuses moniales avaient aussi des contacts avec l'extérieur, dans les nombreux hospices entretenus par l'Eglise, elles n'étaient donc pas toutes en vase clos. De plus les familles étaient-elles toutes aussi inhumaines avec leurs filles nones de ne jamais aller les voir, et donc de ne jamais être alertées d'une quelconque maltraitance? Les nones elles-mêmes ne pouvaient-elles en parler à leurs visiteurs?

    La question d'une vie contre nature, qui serait le fait d'être dans un couvent, reste posée. De même que le célibat du clergé en général. Le protestantisme a fait le pas de sortir cet interdit du canon de l'Eglise. La question reste toujours d'actualité aujourd'hui dans le catholicisme. D'ailleurs pas mal de prêtres ont des relations affectives et sexuelles - illicites aux yeux de l'église. Il semble que bien des moines en avaient déjà à l'époque.

    Certains ordres étaient très franchement coupés du monde, d'autres pas. Je doute que la généralité écrite par Diderot soit réelle, même si l'on sait que bien des secrets dont l'Eglise n'est pas fière ont été gardés.

    Je pense soudain à Rabelais. La critique de l'Eglise, de la dévotion hypocrite, de la vie monastique, des moines occupés aux femmes des autres, des moines paillards, des papes dont la tête n'est que du vent, de l'obéissance aux règles de l'Eglise, l'inutilité sociale des moines, est déjà présente Cher Rabelais, 250 ans plus tôt. Cette critique faite sur un mode humoristique était sévère et les occupants de son abbaye idéale, Thélème, vivent dans la liberté de pensée et hors des lois de l'Eglise, mais en vrais chrétiens.

    Les attaques chez Rabelais sont donc donc à tous niveaux, et sont féroces. Elles s'inspirent des fabliaux du Moyen-Âge, ce qui laisse entendre que le Moyen-Âge était une époque assez libre. Elles généralisent également la vie chrétienne de cette époque. Mais c'est excessif là aussi: les moines travaillaient, ils avaient défriché la France pour y nourrir les millions d'habitants, ils avaient construit des hospices, ils recopiaient les livres, ils soignaient, ils enseignaient, ils visitaient les malades et aident les plus démunis. Si l'on met en parallèle Rabelais et Diderot, il apparait que La Religieuse est plus une satire qu'un roman de moeurs, et donc que son propos sera forcément exagéré. Mais jusqu'où l'est-il, et quelle part garder de la critique qui y est faite? Cela reste à évaluer.

  • Merci pour ce billet, hommelibre.

    Je suis d'accord avec vous: faire une lecture "patriarcale" de La Religieuse n'est pas vraiment pertinent. En revanche, il me semble que vous tombez un peu dans l'excès inverse, et que certaines de vos affirmations sont problématiques. Marianne a d'ailleurs soulevé plusieurs points intéressants, sur lesquels je ne reviendrai pas.

    Je trouve étonnant que vous parliez de "faiblesse de la position masculine". Ce faisant, vous faites abstraction d'un élément essentiel: La Religieuse est un plaidoyer (fictif) adressé au marquis de Croismare; vous ne le mentionnez dans aucun des deux articles (!).
    Suzanne veut être libérée du couvent, et pour atteindre cet objectif, elle n'a d'autre choix que de faire appel à un homme (le marquis). On est donc loin d'une position masculine "faible"; au contraire, c'est un homme qui détient ici le pouvoir, la position dominante, celle de juge. Vous ne considérez que le marquis réel, la victime de la moquerie; vous oubliez de prendre en compte le destinataire fictif construit par le texte, qui est lui en position de pouvoir. D'ailleurs, tout le discours de Suzanne est faussé par le fait qu'elle cherche à convaincre cet homme (d'où la distinction fondamentale entre la narratrice et le personnage que Marianne évoquait très justement).

    Vous avez très justement rappelé dans votre commentaire que Diderot considère les femmes comme des hystériques. La représentation qu'il donne de la féminité est celle d'un homme, et elle est plutôt réductrice.

    Enfin, dans un de vos commentaires, vous expliquez que les "personnage n'ont pas l'once d'autonomie qui les rend crédibles pour eux-mêmes". Je ne suis pas entièrement d'accord. Tout au long du roman, Suzanne réfléchit à cette question de l'autonomie et du libre-arbitre, elle met en évidence l'importance de la maîtrise de son corps et de son esprit pour avoir accès à ce libre-arbitre. Si elle n'est pas autonome dans ses actes, elle l'est au moins dans sa conscience; elle connaît les conditions qui lui permettraient d'être libre, et elle cherche à atteindre cet état.

    Merci encore pour cet article, on parle si peu de littérature de nos jours!

  • @ Laura,

    Je dirai quelques mots sur votre comm, patience. J'ai des pbm de connexion qui font que je n'ai que quelques fenêtres d'intervention.

    Bonne journée.

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