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J’arrivai à la gare. Trop tard: le train était parti.

Un guillotiné peut-il raconter après-coup qu'il a perdu la tête? Comment exprimer une action qui a déjà eu lieu comme si elle était en cours de déroulement? Une sorte d’incursion du passé dans le présent? Il ne s’agit pas de voyage temporel au sens de la science-fiction. Comment dire une action du passé comme si elle se déroulait dans le présent?

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La langue le permet, au moyen de ce que l’on nomme la conjugaison des temps: présent, passé, futur, imparfait, etc. C’est extraordinaire quand on y pense: la langue traduit le temps dans son aspect chronologique. Ainsi une action passée appelle l’imparfait ou un temps passé. Le présent est l’action en déroulement. Le futur est l’action à venir. Cette chronologie est une des représentations les plus familières que nous ayons du temps: la continuité.

Pourtant rien n'atteste que le temps soit une continuité, ce que la chronologie illustrerait. Le temps est peut-être une simple collection d’états différents reliés par des enchaînements de causes et d’effet, ou par une interaction quelconque. Ces enchaînements nécessitent une durée, une succession d’instants dont l’accumulation devient palpable. C’est cette durée entre plusieurs changements d’état qui induit l’impression de chronologie.

Mais de nombreux états différents pourraient avoir des relations causales variables et ne pas être assimilables à une chronologie classique (passé-présent-futur). Quand la physique quantique parle d'états simultanés, elle ne fait pas entrer la notion de chronologie dans un événement. C’est aussi le cas des systèmes chaotiques, comme la météo. Les suites de causes et d’effets ramènent régulièrement des anticyclones et des dépressions. Rien ne dit que la suite soit certaine sur un long terme de manière absolue. Elle est tout au plus possible. Les prévisions à long ou très long terme sont au mieux aléatoires, jamais certaines, à cause de la multiplicité des causes et des effets.

Quelle salade!

Je reviens à l’action du passé qui se déroulerait dans le présent. A priori cela semble impossible. Ce qui est passé est fini. Pourtant la conjugaison des verbes permet de mélanger le passé et le présent. Le temps invoqué ici est le passé simple. C’est une forme plus littéraire que courante, même si certains verbes n'y sont pas très représentés: «Je sortis dans le jardin et ramassai une salade printanière. Ma soeur prépara une sauce italienne et nous mangeâmes avec délectation cette fraîcheur savoureuse.» On ne l’emploie presque jamais dans la conversation: cette forme semble un peu trop précieuse pour être entendue de manière fluide dans un dialogue. Un conteur en fera plus aisément usage. Mais c’est le temps exact pour raconter une action du passé et donner à l’auditeur l’impression, le sentiment même qu’elle se déroule dans le présent.
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Ainsi la phrase: «J’arrivai à la gare».

A l’imparfait ce serait: «J’arrivais à la gare». L’action est décrite comme en déroulement dans le passé. Elle n’est pas terminée, elle est en cours d’accomplissement. Le sens d’imparfait est d’ailleurs: inachevé, incomplet. De plus on connait l’histoire, le contexte du déroulement de l’action.

Au passé composé, c’est «Je suis arrivé à la gare». L’action est terminée, accomplie. Elle peut être récente ou très ancienne: «Ah, tu as mangé?» Le contexte ou l’histoire peuvent être inconnus.

Le train était parti et la tête aussi

Le passé simple, «J’arrivai à la gare», est le temps grammatical qui raconte une action du passé comme si elle se déroulement maintenant. Mettons cette phrase dans une narration plus circonstanciée: «J’étais en retard. J’accélérai le pas et j’arrivai à la gare. Trop tard: le train était parti.»

On a l’imparfait: J’étais, action en cours de déroulement dans le passé. Puis le passé simple: J’accélérai et J’arrivai: action passée achevée mais racontée comme si elle se déroulait en ce moment sous nos yeux. Enfin le plus-que-parfait: Etait parti; l’action est achevée, accomplie.

Denis Diderot, l’auteur de La Religieuse, à qui je consacrais un billet il y a quelques temps, faisait un usage régulier du passé simple. C’est déconcertant de prime abord, puis on y trouve du charme et une réelle utilité narrative. Je ne suis pas particulièrement fan de Diderot. Mais ayant l’occasion de travailler sur La Religieuse cette année, j’en découvre la qualité littéraire, le rythme des mots et des sonorités, la densité de sens, qui m’enseignent sur l’art d’écrire. Une langue est un monde extraordinaire, un peu comme le système d'exploitation des ordinateurs, et découvrir comment la simple organisation du langage permet de décrire des nuances du monde ou de l'être en action me fascine.

Si l’envie vous prend d’user du passé simple dans une conversation courante, ne soyez pas surpris des regards étonnés quand vous direz: «J’arrivai à la gare». Après quelques moments vos interlocuteurs s’y feront et plongeront dans votre description du passé comme si elle avait lieu maintenant. N’oubliez pas: «ai» se prononce «é», pas «è».

Pour finir, Stendhal relevait avec humour: «C'est singulier, le verbe guillotiner ne peut pas se conjuguer dans tous ses temps; on peut bien dire : je serai guillotiné, tu seras guillotiné, mais on ne dit pas : j'ai été guillotiné.» (Stendhal, Le Rouge et le Noir).

Et pour cause: difficile de le dire après...   

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Images: «Montre molle», Salvador Dali. «Gare Saint-Lazare», Claude Monet

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Catégories : Art et culture, Philosophie 12 commentaires

Commentaires

  • @John,existe-t'il une guillotine spéciale Twitter? rire
    merci par avance
    bonne soirée

  • Quelle ne fut pas ma surprise lorsque je découvris que le Suisse-Allemand ne permet pas de s'exprimer au passé simple ou au futur.
    Ce fut plutôt déconcertant dans un premier temps. Pourtant, au fil des discussions, puisque je suis un cours de conversation, je pris un immense plaisir à ce que je considérais dans un premier temps comme une contrainte.
    Le Switzerdütsch ne s'encombre pas de formes alambiquées, il va droit au but, si possible avec des raccourcis. Mais surtout, il nous rappelle que le temps chronologique n'est qu'un concept malmené par la physique quantique. Il n'existe pas vraiment même si le vieillissement tend à prouver le contraire.
    Chaque petit papi ou mami que je transporte dans mon taxi a toujours 20 ans dans sa tête et refuse de voir l'image que le miroir lui reflète ainsi que la douleur qu'il, ou elle, ressent dans le corps.
    Vivre l'instant présent est une source de joie et de bonheur que préconisent presque tous les systèmes philosophiques, religieux, métaphysiques, transcendantaux et autres. L'utilitarisme de la conjugaison apparait soudain presque comme une sophistication, une subtilité dérisoire qui garde pourtant son charme puisque le français est la langue de l'amour. Paraît-il...

  • Intéressant Pierre. Il est étonnant que le futur n'existe pas. Le passé pourrait avoir moins de déclinaisons, mais le futur? Dit-on par exemple: "Demain je fais" et non "Demain je ferai"? Est-ce le concept qui est différent, ou est-ce une autre manière de le formuler?

    J'ai appris il y a quelques temps que le finnois est aussi une langue très simplifiée en comparaison du français. Français qui, c'est vrai, est une langue qui se plaît à mettre en mots une certaine complexité des idées.

  • Ce n'est pas qu'il n'"existe pas", mais il ne dispose pas d'un temps de conjugaison. Ainsi est-il nécessaire, si le contexte n'est pas explicite, d'ajouter des référents temporels.
    Genau, Morge, mach I pour Morgen, werde ich machen.

  • C'est la même chose en créole et dans pas mal de langues africaines. Pas de futur, ni de passé, mais on rajoute une indication temporelle en fin de phrase. Présentement.

  • D'accord. Je ne connais pas le "schwitzerdutch". L'allemand un peu, appris à l'école, mais je n'ai jamais eu l'occasion de le pratiquer. Au fond les populations communiquent sur les mêmes choses mais pas toujours de la même manière.

  • Je peux imaginer que l'on rajoute des indications ou que l'on contextualise. Même en français il faut parfois contextualiser pour préciser une idée ou une intention.

  • L'anglais a un système de concordance des temps très différent du français. Et des temps verbaux indispensables, que nous ne connaissons pas.

    Prenons simplement le "present continous" : I am writing.
    Le traducteur va devoir faire une périphrase : je suis en train de ...
    Selon le genre de texte (p.ex. littéraire) ça semblera assez lourd et il faudrait trouver moyen d'exprimer l'idée par des moyens qui sembleront plus naturelles en français, p.ex. un participe présent ? Ou alors des adverbes bien choisis.
    Une bonne traduction (celle qui fait oublier que c'en est une) est un tour de force. A mon avis, les outils du type Google-traduction sont encore loin d'atteindre le niveau minimum de compréhensibilité, au-delà de phrases courtes.

  • En effet les traductions en ligne type Google ont de grosses lacunes! J'imagine la complexité à créer un logiciel de traduction. Il peut tenir compte du mot à mot, éventuellement de la construction de la phrase - et encore, parfois il rend des traductions étranges (la place du complément, par exemple, ou les mélanges de genre). Pour être vraiment fiable un tel logiciel devrait avoir la capacité à analyser un contexte littéraire sur au minimum plusieurs phrases, voire plusieurs chapitres, et tenir compte de la logique d'un personnage par exemple: ce qu'il dit ou commet en fin de roman repose sur ce qui a été écrit au début, mais n'est plus répété car supposé assimilé par le lecteur. C'est là où le traducteur humain me paraît irremplaçable.

    En ce qui concerne les temps, je constate avec interrogation les différences entre les langues. Je me demande toujours ce qui a motivé ces différences, quelle expérience intellectuelle est à la source, quel besoin la construction d'une langue a rempli à un moment donné. Je n'ai bien sûr pas les réponses. Je reste fasciné par cela que je ne comprends pas mais admire.

    L'exemple de l'anglais que vous citez est une précision dont le français, langue pourtant assez précise, ne contient pas. En français, "J'écris" peut aussi bien exprimer le fait que je suis capable d'écrire, ou le fait que je suis en train d'écrire (I am writing). C'est alors le contexte qui éclairera sur le sens en français. L'intérêt du contexte est qu'il fait appel à l'intelligence, à la compréhension personnelle d'un texte et de son sens, et non seulement à la connaissance du sens de chaque mot ou de la grammaire. Apparemment chaque langue comporte cette dimension (dimension indispensable car sans le sens, la communication est peu de chose), mais chacune la traite à sa manière.

    La manière dont chaque langue discrimine les objets pour les définir et les réassembler est particulière, mais toutes les langues expriment au fond l'extraordinaire capacité humaine à l'abstraction et à l'intelligence associative.

  • @hommelibre,

    Je partage cette fascination pour la multitude des langues.
    C'est pourquoi j'ai gardé un numéro de New Scientist (29 mai 2010)dont la couverture vante l'article-phare : 6909 ways of thinking, different languages, different minds.
    Si quelqu'un a accès aux archives de New Scientist, on pourrait éventuellement avoir le lien pour tous ?
    Il me faudra le relire, car je n'en garde que de vagues souvenirs. Il en ressortait en tout cas que les langues sont des sortes de monuments archéologiques qui expliquent des visions du monde et s'expliquent par des conditions de vie, que nous ne pourrons certainement plus reconstituer.
    Les langues contribuent à former la vision du monde de leurs locuteurs actuels.
    Moi, qui n'ai parlé que finnois pendant mes 9 premières années, je perçois l'existence des déterminants (articles), des genres masculin-féminin-neutre comme une complication, comme une chose à laquelle je dois toujours faire très attention. Pour autant, le finnois n'est pas simple : quelqu'un qui se mettrait à l'apprendre pourrait désespérer, puisqu'il y a plus de 10 déclinaisons et un vocabulaire non-indo-européen. Il paraît que c'est une langue dont les règles ne connaissent que peu d'exceptions, qu'elle est très logique malgré sa complexité synthétique. Cela pourrait expliquer certaines choses au niveau de la réussite scolaire des élèves finlandais : la logique implacable de la langue.
    Le plurilinguisme a une valeur toute particulière, car il implique une souplesse d'esprit et une connaissance qui dépasse la simple grammaire et les listes de vocabulaire. C'est pour cela que je pense que la traduction par ordinateur n'arrivera jamais à la hauteur d'un traducteur humain. La traduction littéraire comportant en plus toutes les difficultés de cohérence de l'oeuvre que vous évoquez.

  • Le passé simple exprime un fait complètement achevé à un moment déterminé du passé, sans considération du contact que ce fait, en lui-même ou par ses conséquences, peut avoir avec le présent.
    Cette définition est celle du bon usage Grévisse, édition Duculot, 1980. p.837.
    La différenciation entre le passé composé et le passé simple semble n'être en français qu'un souvenir tout comme en italien où le passé simple semble mieux résister, surtout dans le sud.
    L'espagnol semble moins tolérant et "exige" un emploi du passé simple plus strict".

    Et sans pluralité des langues, nous ne serions pas en train de discuter de l'emploi du passé simple dans telle ou telle langues et son absence dans d'autres !

    Quant aux traductions j'aime bien les Italiens quand ils disent : "Traduttore, traditore"...

  • Joli échange, merci.

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