Ayant besoin de remplacer un coquetier manquant j’ai parcouru en vain plusieurs supermarchés. Rien. Pas le plus banal machin. Je cherchais même un objet de substitution: petite tasse, petit verre, mais tout était toujours trop gros. Manger un oeuf cuit au fond d’un verre, ce n’est pas mon fort. Je désespérais jusqu’à ce que je trouve un coquetier tout simple, en porcelaine blanche, à M***** pour 2 francs 90. Qu’est-ce que cela a à voir avec le capitalisme libéral? Patience.
La chaîne de vélo
J’ai donc acquis un coquetier de prolétaire: pas cher et sans originalité. Pas de décoration, de peinture kitch, de forme zarbi. Tous pareils sur un seul rayon. Pourtant le coquetier est un objet de table décoratif comme un autre. J’ai par exemple découvert la boutique d’arts de la table Alessi sur internet. Chaque objet a son design et sa personnalité. On doit à Alessi ce Mr Chin (image 1), fruit d’une collaboration avec le National Palace Museum de Taïwan, qui peut être considéré comme le Louvre de l'orient vu la richesse et l'étendue de ses collections. Mr Chin vaut 22 euros. Il est peint à la main.Qu’est-ce que cela a à voir avec le capitalisme libéral? J’y viens. S’il n’y avait pas le capitalisme libéral il n’y aurait pas la maison Alessi. Or Alessi est aux arts de la table ce que Philippe Starck est au mobilier et objets design. Ces sièges en forme d'oeuf en témoignent (image 2): ce n’est plus la simple utilisation d’un objet qui fait sens mais son look. L’utilisateur n’est plus qu’un faire-valoir de l’objet.
Le design, mâme Michu, permet de rejeter la plate similitude des représentations issues d'un temps où l’industrie ne fabriquait que des vélos noirs afin de promouvoir l’égalité sociale. Tous pareils, pas de bicyclette bleue, pas de vélib’ parisien, pas de bécane où ahanent des coureurs fous coiffés de casques d’aliens en forme d’oeuf. Ces coureurs qui donnent un coup de poing à je ne sais qui quand ils arrivent en tête de l’étape (image 3). On ne voulait pas habituer le prolétaire à la fantaisie ou à la diversité. C'est trop bourgeois. De même que les empereurs décidaient de la mode, ils décidaient aussi des moeurs.
Mais les empereurs n’étaient pas vraiment des capitalistes libéraux industriels. Ils ne fabriquaient pas à la chaîne des coquetiers dignes d’égayer une table de fête. Ni des usines fabriquant des vélos noirs pour que leurs ouvriers puissent venir travailler à la chaîne et fabriquer d’autres vélos noirs. Les vélos, à la chaîne, c’est un peu normal, direz-vous.
Quand il y a eu assez de vélo, les ouvriers ont fabriqué des coquetiers blancs en porcelaine. Tous les mêmes. C’est sans originalité.
Mais le capitalisme démocratique libéral (le CDL pour faire court) a dévoyé l’ouvrier. Il en a fait un coquetier (image 4) avec une casquette, et un marteau pour casser la coquille. La faucille est remplacée par une cuillère. Puis il a représenté le coq gaulois, couvert d’or comme dans ses rêves (image 5). Le design s’est emparé des coquetiers. On trouve même un double coquetier aux couleurs de l'Ukraine: jaune et bleu (image 6). Bah, si Alessi peut vendre Mr Chin, on doit bien pouvoir ventre les couleurs de l'Ukraine.
Et le capitalisme? J’y viens.
On dit que les chimpanzés ont certaines choses en commun avec les êtres humains. Enfin, cela reste limité. Aucun chimpanzé n’a tenté de coudre un pantalon. Aucun ne se crée ni ne porte de décoration artificielle comme une bague, un collier, des chaussures à lacets. Là est la limite. Les chimpanzés ne construisent pas d’usines. Les humains le font. Ils créent même des modes et se différencient ou se classifient dans la société grâce aux parures. Parfois cette mode est décidée par les dirigeants: dans une époque où l’empereur est bleu, tout le monde est bleu. Dans une époque de centralisme démocratique, c’est le Comité central (ou capitalisme d'Etat) qui décide de la couleur des coquetiers.
Le CDL, lui, fabrique de la diversité pour satisfaire nos besoins de nous démarquer, d’être des individus ne ressemblant qu’à eux-mêmes. Ce n’est plus l’empereur ni l’Etat qui choisissent, c’est l’acheteur, donc le peuple. Le CDL (Capitalisme Démocratique Libéral, c’est la dernière fois que je le rappelle) est un système assez démocratique: le consommateur décide. Qu’un objet plaise, l’usine le fait et le peuple l’achète. Et l’on
découvre que le peuple ne veut pas être habillé comme son voisin. C’est la liberté, une liberté portée par le commerce. Ça plaît on fabrique, ça ne plaît plus on ne fabrique plus.
Avant d'être un mode de production le capitalisme est un mode de vie. Dès que nous voulons de l’argent pour nous, que nous faisons des économies et demandons un crédit, nous sommes capitalistes. Il produit entre autres le spectacle permanent de la création industrielle et des évènements du monde. Des catalogues et des magasins exposent les produits, la presse expose les événements. Il y a quelques événements standards qui durent et se répètent comme des balises, comme les sonneries des horloges, de manière régulière et fidèle. On sait que cela reviendra demain. Par exemple les petites guerres au Moyen-Orient. Quand on lit que des roquettes ont été tirées, on sait que des manifestations violentes vont se dérouler en Europe et qu’il faut garer sa voiture dans un quartier tranquille. Elle sont utiles, les roquettes, elles avertissent de la mise à feu imminente de votre bagnole.
Ainsi va le monde. Les choses tournent. C’est un spectacle permanent. Ouvrez les chaînes télé, vous avez le choix entre une guerre aux portes d’Israël, un attentat ailleurs, un bête accident de voiture sans missile, les gars qui se tuent en ratant leur saut dans la piscine depuis le 11e étage, le premier anniversaire du prince Georges d’Angleterre, etc. Dans le CDL tout le monde peut tenter de faire sa place, consommer les frasques des people ou construire sa propre légende, choisir ses sources d’information, taper sur son voisin quand il pense autrement tout en revendiquant cette liberté de penser pour soi-même. La liste n’est pas exhaustive et les paradoxes sont nombreux et charmants. Le CDL est le système économico-philosophique le mieux adapté à exprimer les contradictions humaines.
Dans ce monde qui tourne très vite, un clou chasse l’autre. J’y pense et puis j’oublie. Par exemple qui aujourd’hui manifeste encore contre la haute finance et les traders fous? Un trader va voir le pape à Rome et au retour il est un saint.
Une chose est constante: le désir d’aquérir de l’argent pour soi. Beaucoup d’argent. Il y a les traders et les banquiers, et cela leur est reproché. Il y a les footeux, les coureurs cyclistes, les conducteurs de train, ceux qui prennent un crédit, ceux qui volent, et tous ceux et celles qui jouent à la loterie. Nous sommes nombreux à vouloir de l’argent, plus d’argent. Parce que l’argent est une forme de liberté. Contre de l’argent je peux acheter ce dont j’ai besoin, et même le superflu. Le commerce et l’argent contribuent à la liberté. Pour cette raison les employés doivent être bien payés. Plus libres, ils seront plus enthousiastes à être solidaires de la société.
Conclusion
Que voulais-je donc dire?
1. Que la production ne doit pas dépendre du Comité central ou de l’empereur. L’Etat n’a pas vocation à décider du désir des gens.
2. Que le créateur et l’entrepreneur, et au final le consommateur qui achète ou non, sont les décideurs.
3. Que l’argent fait partie de l’accroissement d'une certaine liberté. Sa recherche n’est pas moins légitime que le souci de nourrir ses enfants.
4. Que l’on ne manifeste plus contre les traders et que nous sommes tous consommateurs d’événements qui tournent en permanence, comme un manège, dans notre champ de vision.
5. Que nous sommes libres de consommer ou non un événement et de choisir la version dans laquelle il est présenté. En politique, les dirigeants sont d’habiles vendeurs. Ils ont de gros moyens. Les plus gros vendeurs, comme Obama, n’ont même plus besoin de photos pour vendre leur version. Un fameux progrès depuis le tandem Bush-Powell. Mieux vaut donc avoir plusieurs catalogues pour étudier les différentes versions. L’humain se construit en résistant aux influences extérieures. La multiplication des versions favorise cette résistance.
6. Qu’après 7 ans d’Obama, comme après 8 ans de Bush Jr, le monde n’est pas meilleur, au contraire il est devenu plus tendu et dangereux. Les haines se déchaînent, le mensonge est parole d’Etat, les antagonismes fleurissent.
7. Que ce n’est pas le capitalisme qui en est la cause, capitalisme qui n’est qu’un outil au service des désirs des Hommes. Les Hommes sont responsables, pas le système.
8. Que nous en sommes à vivre presque en permanence en stress, comme des pantins télécommandés, sursautant à chaque nouvelle info. L’indignation est devenue comme la dénonciation et la revendication: un réflexe conditionné. Est-ce une autopunition pour expier la chance que nous avons de vivre dans une société de droit et de prospérité que nous avons construite mais que nous n’assumons plus?
Post-conclusion
Ce monde est impitoyable: il est plus facile de regarder une guerre en direct à la télévision que de trouver un coquetier dans un supermarché! Quelle longue quête n’ai-je pas dû poursuivre pour trouver enfin de quoi remplacer un coquetier manquant. Un simple coquetier blanc, en porcelaine. Un coquetier de prolo, sans décoration mystifiante.
Je devrais lui donner quelques coups de vernis à ongle. Des traces malhabiles, asymétrique et inesthétiques. Il deviendrait alors un objet unique. Je pourrais même le signer. Pensez: faire manger mes amis dans un coquetier signé de ma main! Une bonne manière de construire ma légende. Les traders, les coureurs cyclistes, les joueurs de loterie, viendraient à ma table pour admirer cet objet unique. On me ferait des propositions d’achat. Très cher. Avec un peu de chance, sa vente me permettrait d’acheter une maison au soleil.
Ce monde est fantastique.
Commentaires
Tout faux, vos conclusions. On vit dans une société où il est impossible de trouver facilement un objet simple et pratique alors qu'on est noyé sous des mégatonnes de marchandises inutiles et du plus mauvais goût. Pour le sable, j'aimais bien les palladium, ces souliers de l'armée française au Sahara...
Ils ont disparu mais chance, les managers les ont remis à la mode et j'en ai retrouvé chez Pompes funèbres, à un prix avoisinant l'escroquerie pure et simple, mais c'est ça la mode. Puis la mode a disparu, j'ai eu besoin d'une nouvelle paire et fini, y a pus.
J'ai douze mille exemples de cet acabit.
:-)
Hé, c'est aussi ça la démocratie marchande: si ça ne plaît plus, les gens n'achètent plus et les usines ne fabriquent plus.
L'étape suivante c'est le sur mesure, mais c'est pas donné non plus.
La démocratie marchande ? Pourtant la consommation de tout est fortement influencée. Pensez au tabac, ou à la politique de Microsoft (abandon de XP), ou aux boissons pour jeunes, obsolescence programmée, etc...
Démocratie marchande ? Je n'ai jamais supporté cet argument : "c'est le consommateur qui veut ça", énoncé par de grands spécialistes de la manipulation...
Drôle,piquant et ... tellement vrai !
Oui, vous avez raison, certains objets de la vie courante sont devenus introuvables à un prix abordable ou mieux encore les modèles changent de couleur alors que les commerces viennent à peine de les recevoir, ce particulièrement dans le linge de maison ! La mode, quant à elle, est un vrai terrain de jeu pour hommes, femmes et enfants confondus.
Votre conclusion est très actuelle et ancienne tout à la fois : je me souviens qu'à une certaine époque, nous avions droit, aux heures des repas, à la guerre au Vietnam,à la famine au Biafra, à la guerre des Six Jours, à Mai 68, etc ... Le menu actuel des infos n'a guère évolué, on peut rajouter les tirs de roquettes, les avions qui s'écrasent et la guerre en direct et paraît-il le tout avec commentaires sur les réseaux sociaux (je n'y suis pas).
Votre post-conclusion est criante de vérité !
Ton coquetier de Taiwan pourrait aussi bien venir de Chine Populaire et les chinois font aussi-bien du "prolo" que du "bourge". Hormis quelques décennies au cours du XX. siecle, le monde a toujours été "capitaliste" mais ce qui est nouveau aujourd`hui en Occident, c`est que pratiquement tout le monde bosse directement ou indirectement pour des multinationales ou des entreprises sous-traitantes de celles-ci et que les multinationales en question sont controlées en dernier ressort par quelques dizaines de dynasties de banquiers internationaux. Ergo, ton "capitalisme" est en fait du féodalisme pur teint dans lequel tu n`a de valeur qu`en tant que biorobot a produire et a consommer, meme si on te laisse la possibilité de te défouler sur un blog dans les limites du politiquement correct. Vu de Geneve le monde peut effectivement paraitre "fantastique" mais il faut pour cela éviter de penser qu`un gosse sur six souffre de la faim dans ce capitalisme féodal et que pour le prix d`un coquetier désign ce gosse pourrait se nourrir pendant deux mois. Bon appétit tout de meme.
"mais il faut pour cela éviter de penser qu`un gosse sur six souffre de la faim dans ce capitalisme féodal" La bonne blague. Les gosses qui crèvent de faim, cela se passe toujours dans les pays socialistes gri-gri ou musulman (c'est la même chose, le gri-gri n'est pas le même) où le népotisme écrase la méritocratie...
A part ça, il y aura toujours des gosses qui crèvent de faim, quel que soit le système, parce qu'il y a une progression de la démographie qui ne donne aucune chance à un équilibre quelconque. On ne peut pas faire parvenir de la bouffe à In Akounder au N de Tim Bukthu par hélico pour deux ou trois bébés touaregs chaque semaine, quel que soit le système politique en cours...