Lu sur Rue89 cette recherche d’identité de la gauche. Professeur de littérature, Yves Citton s’attelle à décortiquer l’économie de l’attention, soit le fait de capter l’attention de la population pour la transférer vers, par exemple, un produit à acheter.
Etre attentif
La révolution capitaliste, l’irruption de la publicité, le monde numérique, ont multiplié les objets d’attention, ce qui conduit à un état de distraction et de stress, avec inhibition du choix entre deux choses. Le comportement consumériste, anxieux, voire exalté, se développe alors avec une tendance à suivre les consignes: mode, politique, etc.
Yves Citton propose de remplacer «l’économie de l’attention» par une «écologie de l’attention».
«C’est d’abord pour l’aborder de manière plus englobante. L’écologie, c’est une affaire d’écosystèmes, d’inscription de l’être dans un collectif et c’est un moyen différent d’articuler la relation entre les êtres. L’économie qui domine aujourd’hui est basée sur les préférences individuelles. Si on dit « économie de l’attention », on ne s’intéresse donc qu’à l’individu, et à ce qu’il peut faire tout seul, à la manière dont tout seul il répartir son temps : moi qui lis ce livre, et qui pendant que je lis ce livre, ne lis pas tel autre livre. Pourquoi pas ?
Mais le choix que je fais d’accorder mon attention à tel ou tel objet ne me semble compréhensible que si on l’inscrit dans un environnement, dans un écosystème. Ce qui conditionne mon choix de me plonger dans cet objet – et ce qui conditionne ma relation avec l’objet –, ce sont des phénomènes environnementaux, qui relèvent, par exemple, de l’environnement médiatique.»
Souvent, il est vrai, un événement extérieur appelle à porter son attention sur un sujet. L’environnement social et l’actualité du monde modèlent en partie nos intérêts.
Toutefois on ne peut écarter le fait qu’une idée personnelle, une intuition, un besoin individuel, génèrent une dynamique personnelle et aboutissent à remodeler l’environnement social. Nombre d’innovations technologiques ou de créations artistiques ne sont pas issues directement d’une prise d’information sur l’environnement mais d’un mouvement intérieur. Cette dynamique personnelle est susceptible d’influer sur l’environnement et de le modifier ou de le compléter.
L’idée donc de faire dépendre notre attention d’un contexte principalement, tend à inscrire le collectif comme dominant sur l’individuel. Or toute l’évolution va au contraire vers cet individuel: libre consentement, mariage pour tous, contractualisation des relations, etc. Le collectif ne devient, peu à peu, que l’expression unique et temporaire d’une somme d’individus. Vouloir réinscrire l’individuel dans le collectif et donner la prévalence à celui-ci c’est faire fi du basculement qui s’est opéré vers l'individu depuis au moins 2’000 ans et qui s’est accéléré ces derniers siècles.
Etre sensible
L’identité de la gauche a longtemps été le collectivisme, dans la lutte des classes par exemple. Elle a étrangement abouti à la sacralisation de l’individu, en particulier dans les moeurs. Il en résulte une contradiction majeure que la gauche ne sait pas synthétiser: privilégier le choix individuel à tendance au-générée, ou la dépendance à l’environnement social. La tentation est grande de reconstruire une nouvelle collectivisation, avec d'autres mots, plus à la mode comme écologie. La droite n'inscrit pas son volet social et son respect de l'individu dans une théorie mais dans un pragmatisme non affectif. La gauche voudrait se démarquer de la droite, trouver une nouvelle aimantation sur la population. D'où cette tentation d'un retour aux fondamentaux: le collectivisme et le désir d'intrusion dans la conscience des besoins. Imaginez un politicien qui dis: Je suis attentif à vous et en empathie! Quoi de mieux pour séduire?
Yves Citton, auteur de «Ecologie de l’attention», relie alors attention et sensibilité.
«L’attention, c’est aussi « être attentionné ». Etre attentionné envers quelqu’un, c’est être attentif à ses besoins, c’est cultiver le rapport qu’on a avec cette personne ou ce collectif. (...) C’est peut-être un peu simpliste d’expliquer le destin de la gauche à partir de la question de l’attention, mais une des tares de l’organisation de la gauche, ça a été une sorte de radicalisme qui impliquait un manque de sensibilité aux sensibilités d’autrui. C’est aussi politique de se dire que nous à gauche, nous avons un travail à faire pour mieux faire tenir ensemble le petit groupe, dans le but évidemment de gagner en pouvoir collectif. La gauche doit redevenir sensible et attentionnée.»
Le terme sensible recouvre différentes significations, avec une base: être capable d’empathie et d’attention aux besoins de l’autre. En soi c’est un beau programme. Je dirais même que c’est la base de la vie en société et dans la nature. Etre attentif est indispensable pour s’adapter au monde. Etre sensible, capable de percevoir et de ressentir, est une condition de l’attention.
Mais cela concerne-t-il uniquement la gauche? Certes non. Tous les humains, toutes les tendances politiques, sont supposées perçevoir des besoins et les traduire en programme ou en objectifs d’action.
Evidemment, les mots «sensible et attentionné» résonnent avec «affectivité et bienveillance». La gauche a longtemps revendiqué le monopole du coeur. J’y ai cru moi-même. C’est une erreur: elle a mélangé ambition politique et sentiments. Elle confond plusieurs choses: les besoins, le coeur, les sentiments, le bien, la famille, le maternage. Présenté crûment, être «sensible et attentionné» est une forme de maternage. La gauche se veut maternante. On voit d’ailleurs avec François Hollande qu’elle a abandonné l’homme, le père, le masculin (que l’on peut aujourd'hui humilier publiquement sans qu'il réagisse), au profit de femmes toutes-puissantes (Trierweiler, Royal, Lauvergeon, etc).
Maternage d’Etat
Mais la politique doit-elle être maternante? Non. Elle doit transcrire des aspirations en donnant les moyens de les réaliser. Un politicien n’a pas à être en empathie, à être le papa ou la maman, ou pire: le thérapeute des populations qu’il représente.
Yves Citton semble vouloir renouer avec cette vieille quête de la gauche: endosser une identité toute proche de l’affect. Ce qui ne peut qu’entretenir une confusion malsaine. Une famille politique n’est pas une famille d’amour et d’affect. L’Etat n’a pas à materner les populations - ce qui serait une forme de dictature douce, mais une dictature quand-même. Serait-ce que, ayant contribué à démanteler la famille de sang et d’affect, ayant soutenu tout ce qui va dans le sens d’une liberté individuelle illimitée, la gauche voudrait combler le manque de proximité réelle, affective, sociale, conséquence de ce démantèlement? Yves Citton ne fait que suivre ici la philosophie du Care chère à Martine Aubry, où le soin mutuel prime sur l’initiative individuelle.
Ce n’est pas le rôle de l’Etat de combler l'affect. Ce sont les citoyens eux-mêmes, les familles, les groupes divers, qui doivent s'y atteler et être en empathie. Le politique, lui, garde une distance. Trop d’attention et de sensibilité aux besoins - donc à tous les besoins - emprisonne l’élu et limite l’autogestion individuelle du citoyen. Trop de proximité crée une confusion et une dépendance. La démarcation droite-gauche se clarifie cependant: plus d'autonomie individuelle à droite, plus de dépendance aux autres et d'emprise de l'Etat à gauche.
A mon avis, aucune structure politique, aucune institution, ne doit remplacer les liens naturels entre les individus et leur propre capacité à exprimer leurs besoins. Un parti n'a pas à s'immiscer dans la conscience des besoins, il ne fait que récolter leur expression par un groupe et leur traduction en propositions politiques. Dans la quête identitaire de la gauche, la tentative de réhabiliter le monopole du coeur est une impasse, et une manière de vouloir fusionner avec le peuple. C’est à terme incompatible avec la liberté et la responsabilité individuelle.
La société peut et doit soutenir ceux qui en ont vraiment besoin. Mais nous n’avons pas besoin d’une société globalement maternante, donc de politiciens trop proches de l’affect. A moins d’en trouver qui savent distinguer empathie et sentiment, qui savent écouter sans prendre parti affectivement. Mais, même dans ce cas, la confusion reste car le citoyen, lui, prendra des vessies pour des lanternes, et l’attention sensible pour des fiançailles.