Le chapitre 1 du livre II commence ainsi, sous la plume d’Emmanuel Carrère:
«Je suis devenu celui que j’avais peur de devenir.
Un sceptique. Un agnostique - même pas assez croyant pour être athée. Un homme qui pense que le contraire de la vérité n’est pas le mensonge mais la certitude. Et le pire, du point de vue de celui que j’ai été, c’est que je m’en porte plutôt bien.»
Il sort immédiatement le scalpel. Exigence de lucidité et posture qui illustre une modernité psychologique, me semble-t-il. A tort ou à raison il est aujourd’hui plus héroïque d’explorer ses failles que d’être en bonne santé. D’ailleurs, en bonne santé, qu’y aurait-il à dire?
Je me permets d’écrire cela parce que l’auteur expose de son propre chef une période de crise et une relation un peu passionnelle avec lui-même. Il y a le tourment nécessaire pour ancrer une certaine parole. Car, quelle parole serait utile, sans le tourment de la solitude, de la brutalité du monde? Et sans la quête - ah! la quête!
C'est une probité intellectuelle. Mais - et c'est mon doute - est-ce bien raisonnable? En tant que méthode intellectuelle, oui, il faut montrer le paysage intérieur avec probité et exposer en partie comment l'on y avance. Mais jusqu'où?
La séduction de l’écriture me capte. Cependant, comme je garde une certaine distance à l’égard de la séduction, je dois voir plus loin - je n’en suis qu’au début - le propos de l’auteur.
La première phrase me dérange, je me pose immédiatement la question: «Suis-je devenu celui que j’avais peur de devenir?» Comment poser la question? Comme si c’était un bien ou comme si c’était un mal? Qui devenir - et qui suis-je? Question essentielle d’identité, qui, à ce niveau, ne peut pas être abordée par le seul statut de citoyen de la République. De quoi avoir peur puisque la destruction des dogmes conduit à un supplément de liberté? Mais qui veut vraiment la liberté? Je ne peux répondre que pour moi. Toute prétention à penser pour les autres est encore un obstacle à voir clair. Alors, moi-même? Oui.
Le reste de cette réflexion, plus intime, m’appartient. Je n'en dis pas plus. Je souhaitais simplement partager là où je suis maintenant dans la lecture du début de ce livre, comme je parlerais avec un ami. Rien d'autre. J’ai déjà sauté des pages. Peut-être y reviendrai-je.
Emmanuel Carrère, «Le Royaume»
P.S.: Ce qui est bien chez les écrivains, c'est qu'ils peuvent mettre une majuscule à la première lettre du deuxième mot du titre. A l'école, c'était une faute. Par exemple: "Je Mange Des Carottes". Mais ce n'était pas un titre.
Commentaires
...le plus drôle...on croirait qu'il vient d'ouvrir les yeux sur la réalité....il ne savait donc pas que l'on pense différemment quand on est jeune et qu'on manque d'expérience mais pas d'idées, que lorsque on s'est frotté à la réalité de l'existence et que ma foi, parfois il faut faire avec (souvent, même)
...les gens qui mettent leur âme à nu sans pudeur s'imaginent souvent que les autres ne pensent pas (puisqu'ils n'en parlent pas peut-être justement par pudeur) et que le monde a besoin de leurs réflexions personnelles pour pouvoir se permettre de réfléchir....
Bon, d'accord, je suis dur....mais si vous parvenez à la fin, n'oubliez pas de partager la morale de l'histoire, lol.
J'aime beaucoup cet écrivain et j'ai acheté le Royaume bien que le sujet ne soit pas ma tasse de thé (je suis moi-même "Un sceptique. Un agnostique - même pas assez croyant pour être athée" et j'avoue que ça ne me perturbe pas plus que ça. Peut être que cela changera un jour...). Je ne l'ai pas encore commencé mais ce que vous en dites, John, correspond à ce que je ressens de l'approche littéraire de Carrère. Dans tous ses livres, il décrit de manière détaillée les cheminements intérieurs de ses personnages, leurs interrogations, leurs doutes, leurs atermoiements, leurs petits jeux pour faire illusion aux autres et se tromper eux-mêmes... Il y met une espèce de lucidité extrême, quasi hypnotique, qui rend ça souvent assez passionnant notamment quand il se penche sur des personnages aux trajectoires romanesques (voir son fabuleux bouquin sur Limonov). Il est vrai que quand il fait de lui-même son objet d'étude, il peut parfois être légèrement lassant tant il est le prototype de l'intellectuel bobo, auto-centré et subtilement hypocrite. En gros, il est obsédé par lui-même mais pense (comme beaucoup de gens égocentriques) que le sentiment de culpabilité et l'auto-flagellation sont des gages de sens moral et des motifs de rachat. Cela dit, il est si doué dans la description de ses états intérieurs, il y met une telle honnêteté vacharde et hallucinée, que ça reste la plupart du temps assez stimulant. Je vais donc lire le Royaume avec intérêt.
Question bête : qui est le "je" dont il est question dans Le Royaume ?
Est-ce un "je" auto-biographique ou un "je" de narrateur ?
Ou le "moi" de " Madame Bovary, c'est moi !" ?
"Je" est lui, pas un narrateur, Calendula.
Hommelibre le Royaume dont il est quesion est rempli d'élus .Cet écrivain n'est pas le seul à penser ainsi
En avouant qu'il était devenu ce qu'il ne voulait pas sans doute comme d'autres a t'il mis du temps pour s'extirper des sermons de la judéo chrétienté ce qui n'est que supposition de ma part évidemment
Ou a t'il subi un grave traumatisme dont on ressortira le plus souvent complètement transformé
Ce qui avait fait dire à un bon sociologue,oui il en existe mais ils sont de plus en plus rares: dans ce monde pour se sentir bien dès que vous lisez quelque chose qui va à l'encontre de votre cerveau retournez les mots et vous vous sentirez beaucoup mieux même si cela ne plait pas aux tortionnaires intellectuels qui eux sont légions et qui à défaut de changer leurs lunettes passent leur temps à vouloir vous transformer vous
D'ailleurs même aucun évangile oblige un humain à se plier aux désidératas de ceux qui s'imaginent être sortis tout droit des Cuisses de Jupiter
très belle soirée pour Vous
@hommelibre,
Si je suis bien renseignée, cet ouvrage est censé être un roman. Ainsi, le statut du "je" est moins clair que dans un témoignage ou un livre scientifique.
Probablement parce que, à certains moments, "Carrère se déguise, endosse une identité d'emprunt, celle d'un médecin grec, un certain Luc. Le Royaume , c'est un peu Luc et moi, Luc c'est moi : un jeu de miroirs où l'image de l'évangéliste se superpose à celle de l'écrivain, où se dessinent les affinités électives qui rapprochent, voire confondent, deux frères spirituels. " (http://www.transfuge.fr/actu-livre-le-royaume-d-emmanuel-carrere,338.html)
La forme du roman est plus libre et permet de jouer avec la notion du "je".
Il est fort probable que Carrère expose ses propres expérinces, mais qu'il prenne la précaution de s'envelopper du subterfuge de la forme romanesque, pour ne pas sembler impudique.
Ma remarque est due aux questionnements du début de votre billet, et en particulier ces passages :
"l’auteur expose de son propre chef une période de crise et une relation un peu passionnelle avec lui-même. Il y a le tourment nécessaire pour ancrer une certaine parole."
"C'est une probité intellectuelle. Mais - et c'est mon doute - est-ce bien raisonnable?
En tant que méthode intellectuelle, oui, il faut montrer le paysage intérieur avec probité et exposer en partie comment l'on y avance. Mais jusqu'où?"
Le personnage de Luc, du double, est probablement censé donner une dimension plus générale au propos et permettre de dépasser le simple cas particulier d'Emmanuel Carrère.
"il ne savait donc pas que l'on pense différemment quand on est jeune et qu'on manque d'expérience mais pas d'idées, que lorsque on s'est frotté à la réalité de l'existence et que ma foi, parfois il faut faire avec"
Ah bon! Expérience personnelle sans doute.
Ou faut-il attendre la quarantaine? La cinquantaine? La soixantaine? La septantaine? ... La centaine?
Sur un autre blog (Vincent Strohbach) il était parlé de ce livre, sans rien en dire, ce qui a été revendiqué. Au moins ici il y a de la substance.
"La première phrase me dérange," *
Moi, pas du tout. Je passe immédiatement à autre chose. Oui, seulement alors ce commentaire: à sérieusement besoin de s'analyser, de savoir ce qu'il veut autrement à la fin, ça donne ça:
http://www.huffingtonpost.fr/elisha-goldstein-phd/les-cinq-plus-grands-regr_b_3938922.html
Le monsieur s'est fait catho puis a quitté. Bon, chacun a le droit de chercher son chemin et de se perdre ou non dans le désert de l'inutilité. Quant à l'origine du christianisme... oui, total roman, totale fiction.
* Pour mieux interpeller, intéresser le lecteur? Comme une accroche, un coup de pub?
HS: Je m'attends à un commentaire de votre part sur ce sujet:
http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2014/10/07/01016-20141007ARTFIG00297-fille-de-rachida-dati-la-justice-reconnait-la-paternite-de-dominique-desseigne.php
Elle est pas belle la vie?
J'y ai pensé, ce sera peut-être pour demain. Histoire juste significative de la somme des contradictions de notre époque.
"La première phrase me dérange", au sens où elle m'interpelle. La question de l'identité, individuelle ici, m'intéresse. Quelle part de nous monte en ligne à vingt ans, et quelle autre part reste en attente? Mais je ne vais pas développer ici, pas maintenant en tous cas.
Sur le christianisme, c'est sûr qu'il y a peu d'éléments concrets sur les origines. Les paroles ont été rapportées des décennies plus tard. Comment je le vois: peu m'importe l'absolue vérité des faits, mais je prends en compte ce qui a voulu être transmis. En ce sens certains messages attribués à Jésus me semblent être des balises de vie d'une étonnante modernité.
J'y suis sensible, je reste avec une présence de cela en moi que, malgré mes rébellions précoces et durables, je ne peux effacer totalement. Et que je ne veux plus effacer.
Calendula, voici le texte de la quatrième de couverture:
"A un moment de ma vie j'ai été chrétien. Cela a duré trois ans. C'est passé.
Affaire classée, alors? Il faut qu'elle ne le soit pas tout-à-fait pour que, vingt ans plus tard, j'aie éprouvé le besoin d'y revenir. Ces chemins du Nouveau Testament que j'ai autrefois parcouru en croyant, je les parcours aujourd'hui - en romancier ? En historien ?
Disons en enquêteur."
Je n'y vois pas une présentation de roman, mais une démarche personnelle de l'auteur.
Ce n'est pas un roman, mais un récit et une introspection - on "accuse" souvent Carrière de narcissisme ;-)
http://www.tdg.ch/culture/livres/Le-Royaume-d-Emmanuel-Carrere-rend-Luc-et-Paul-sexy-et-modernes/story/17955471
https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Royaume_(récit)
"...l’écrivain tente de répondre à la question initiale, soit comment se fait-il que «des gens normaux, intelligents, puissent croire à un truc aussi insensé que la religion chrétienne»?" La même question se pose pour l'islam.... les 72 vierges et tout le tremblement....
En revanche, Limonov est à mi-chemin entre le documentaire et la fiction (pas encore lu, mais sur ma pile......)
@ Arnica: à propos des 72 vierges, le Séguéla de l'époque a fait quand-même mieux que Jésus... Il devait connaître le niveau de frustration sexuelle de ses contemporains.
:-D
"En ce sens certains messages attribués à Jésus me semblent être des balises de vie d'une étonnante modernité."
Le problème est que nombre des "messages" ont été 1) sortis de leur contexte; 2) retournés ou détournés.
"Les paroles ont été rapportées des décennies plus tard."
Ce n'est pas sûr. Mais beaucoup ont disparu, les textes remaniés. Il suffit de comparer les 4 "évangiles". Additions, suppressions, etc.
Autrement, chacun sa voie.