L’incident s’est produit cet été dans le groupe de boulistes amateurs où je joue parfois. J’ai mentionné ailleurs les disputes entre hommes dans ce cadre. Celle-ci fut plus intense. Réflexion sur la colère.
Pierre et Paul (prénoms d’emprunt) ont déjà échangé quelques mots acidulés à d’autres occasions. Sans entrer dans le détail, Paul est connu pour être autoritaire et parfois dénigrant envers ses partenaires de jeu. Pierre lui est connu pour son allergie aux injonctions autoritaires.
Après un an de remarques et de recadrage il y eut, ce jour là, une petite goutte – de celles qui font déborder les vases: un ricanement de Paul à un mauvais moment. Des guerres commencent parfois pour moins que cela.
Pierre a cessé de jouer et, planté sur ses pieds comme une montagne, a pris Paul à partie. Pendant plus de dix minutes le jeu a été arrêté. Pierre était impressionnant. Sa présence, son attitude, sa voix, occupaient tout l’espace.
Nous nous taisions. Lui, si calme d’habitude, était en mode missile et tirait vers Paul des salves d’un vocabulaire choisi qui n’avaient rien à voir avec la poésie. Ils n’en sont pas venus aux mains mais les mots claquaient comme des paluches sur le visage.
Enfin le jeu de boules a repris. Pierre a terminé la partie, rangé son matériel et s’en est allé. Nous ne l’avons pas revu sur le terrain pendant presque un mois. J’ai des affinités avec cet homme et je regrettais son absence.
Heureusement je l’ai rencontré un jour dans le quartier. Nous nous sommes installés sur une terrasse. Il m’a parlé de l’incident. Voici à-peu-près ce qu’il m’a dit, par petits bouts que j’ai reconstitués en un tout.
« Je ne suis pas un bagarreur, sauf avec les mots. Je pense aujourd’hui que cela m’a manqué. J’aurais pu faire de la lutte pour apprendre ce dont mon corps est capable et comment maîtriser ma force. Notre corps est, je le crois profondément, le dernier rempart de notre intégrité, de notre existence même.
Bien sûr nous pouvons régler les conflits par la discussion et la négociation. Le mental prend alors le pas sur le corps. Nous pouvons aussi le faire régler par une instance, un tribunal ou un médiateur.
Mais parfois le corps revient. La colère, comme l’amour, est une expression du corps, une irruption du corps dans l’ordre social civilisé qui tend à le gommer.
La colère ne m’a jamais été facile. Elle me fait trembler. J’ai connu une époque où l’injonction culturelle à la mode était d’exprimer ses émotions, et en particulier sa colère. D’accord, elle peut apporter un soulagement momentané, mais qu’en fait-on ensuite? On en reste là sans savoir où en est l’autre? On répare ce qu’on a cassé? On reconstruit autre chose? Et où reconstruire? »
Ses propos me parlent. Je connais la difficulté d’exprimer la colère. Je rechigne à cette forme de prise de pouvoir. Et puis elle ne peut pas être une fin en soi. Mais je ne comprends pas ce qu’il veut dire par où reconstruire. Il continue.
« Après l’incident avec Paul je suis resté deux jours dans la colère. Quelque chose restait inassouvi. Ou inaccompli. Au bout de deux jours j’ai réalisé que je m’en voulais. Je m’étais laissé happé dans le mode de fonctionnement de Paul alors que j’aurais dû l’ignorer et ne pas y répondre. C’était mon objectif depuis plusieurs mois.
À la pétanque il faut être tranquille et concentré. La colère n’y a pas sa place. Quand on voit les joueurs professionnels, les Lacroix, Quintais et tant d’autres si admirables, ils n’ont jamais un mot plus haut que l’autre. Si un partenaire rate deux tirs de suite en compétition, il n’y a pas de reproche. On sait que cela arrive et que l’enfoncer lui ferait perdre davantage confiance.
J’ai donc échoué avec Paul. Je ne suis pas resté impassible. C’est cela que j’apprends de lui. Il n’est pas un mauvais homme, sa main est même chaleureuse. Quant à son caractère, ma foi, il a le sien comme j’ai le mien. Je n’ai pas à lui imposer comment être. C’est à moi de ne pas entrer dans le mode de communication proposé s’il ne me convient pas. Toute autre solution aboutirait à une prise de pouvoir de ma part sur lui. »
Je lui fais remarquer qu’il y avait d’autres options, comme celle de parler simplement, sans émotion. Recadrer fait partie des relations, il n’y a pas à juger. Il me dit que j’ai raison et qu’il s’en veut à cause de cela. Je lui suggère qu’il a peut-être surréagi.
« Il y a autre chose, me dit-il. J’ai vu et compris deux choses dans cette colère, justement parce qu’elle était pleine, solide, et que je ne tremblais pas; parce que ma voix, ma parole me semblaient totalement légitimes. J’étais inébranlable. Je me sentais fort dans mon corps. Mais, tu l’as peut-être remarqué, j’ai préservé une distance physique entre Paul et moi. Le but n’était sûrement pas d’en venir aux poings! »
En effet ils étaient restés à distance, aux deux bouts du terrain.
« La première chose est qu’à un moment la méchanceté peut surgir du fond de la colère. L’envie d’écraser l’autre et d’annuler son existence. C’est dangereux. La colère sert parfois à nous rétablir dans notre sentiment profond, comme elle peut devenir une arme de destruction. Ce n’est pas bon. Ce pressentiment m’a longtemps fait craindre la colère. Cette forme de violence verbale-émotionnelle n’est pas que réparatrice. La méchanceté qui peut en sortir n’est pas une voie à suivre. Je n’oublie pas que ce qui sort de nous est de notre responsabilité, que c’est nous, qu’elle qu’en soit la raison extérieure.
La seconde chose est plus spéciale. J’ai une fois répondu à un test dans un journal: quel animal sommes-nous? Je ne me souviens plus quel était le mien. Peu importe. Ici, dans et après cette colère, j’ai senti quelque chose d’un animal. »
Je me suis intéressé à cette pratique, et je suis impatient de connaître l’animal de sa colère.
« C’était un tigre. Pourquoi un tigre? Je n’en sais rien. Le tigre n’a pas à légitimer sa colère. Il peut être très calme et placide, soudain il fait un bond et saisit sa proie qui reste sidérée. J’ai senti l’aplomb, la puissance (il insistait sur ce mot) du tigre, et sa dangerosité. J’ai senti émerger le tigre.
C’est une jouissance. Je me retrouve dans son côté calme, mais aussi dans les bonds imprévisibles (parce que trop rapides) qui sont susceptibles de déstabiliser même des proches. Il y a une apparente rupture de continuité du comportement chez le tigre, qui en réalité n’est qu’une accélération dans sa digestion et son traitement d’informations passées et présentes.
La deuxième chose que j’apprends de cette colère, est d’avoir identifié avec plus de précision que jamais le mécanisme inconscient imagé par le tigre.
Identifié, il devient maîtrisable, il devient une force. Je n’ai plus peur de ma propre colère, mais je sais pourquoi j’en avais peur, et pourquoi j’avais raison de ne pas trop y céder. »
J’ai longuement réfléchi aux propos de Pierre et aux résonances que j’y trouvais. Il y a une distance entre les émotions que nous exprimons et le jugement moral que l’on peut appliquer à certaines d’entre elles. La frontière entre morale (bien et mal) et émotion (ressenti individuel) n’est ni fixe ni claire à chaque fois.
Certaines personnes font l’impasse sur la colère, retiennent, ou parce que c’est pas bien rationalisent si la morale prend le pas sur l’émotion. Mais quand la pression intérieure augmente, l’émotion devient un mode d’ex-pression envisageable. Le corps reprend ses droits. Je rejoins Pierre sur ce point: « Notre corps est le dernier rempart de notre intégrité, de notre existence même. »
L’ouragan émotionnel qui peut naître d’une colère nous place devant nos capacités et limites à gérer les tensions, à préserver notre intégrité émotionnelle et à exprimer sereinement notre réalité ou notre vision.
Où reconstruire, se demandait Pierre? Je comprends de ses propos qu’il a dû reconstruire en lui-même sur la faille que la colère avait révélée. Quel qu’ait été désagréable à ses yeux le comportement de Paul (sentiment partagé sur le terrain), c’était à lui, Pierre, de changer sa manière de réagir. Pas à Paul de modifier son comportement.
Pierre est revenu sur le terrain. Il a salué Paul, serré sa main, et même joué avec lui. Leur échanges sont plutôt neutres. Ils n’ont pas reparlé de l’incident.
Commentaires
En dernier lieu ce qui attire mon attention c'est:
" Pierre est revenu sur le terrain. Il a salué Paul, serré sa main, et même joué avec lui. Leur échanges sont plutôt neutres. Ils n’ont pas reparlé de l’incident."
Ce qui souligne une sagesse consciente ou instinctive qu'en l'occurrence les deux en ont pris quelque choses et qu'il est probable que le dénommé Paul ait pris conscience des travers excessifs de sa nature.
Pourquoi ai-je le sentiment que c'est une forme de sagesse plutôt masculine ?
Il est courant que des relations sociales ou intimes se constituent sur l'axe de complexes qui se complémentent. Quand la tension arrive à sa mesure les liens peuvent redevenir neutres et le libre choix total.
Quand à la colère elle est par essence plutôt saine à mon avis. Je la compare souvent à une poussée de fièvre. Réaction profonde du corps lorsque quelque chose ne va pas. Elle peut se décliner sous autant de formes que la colère et elle devient dangereuse quand elle est excessive. Enfin l'une comme l'autre doivent rester modérées chez les sujets cardiaques.
La 3 ème photo de tigre est proprement effrayante !
Effrayante, oui Aoki, et choisie avec soin!... :-)
"... Ce qui souligne une sagesse consciente ou instinctive qu'en l'occurrence les deux en ont pris quelque choses":
en allant dans les choses, assez loin parfois, en faisant montrer l'énergie on leur permet de maturer et de faire jaillir une prise de conscience active.
"La 3 ème photo de tigre est proprement effrayante !"
Ce n'est pas mon sentiment. Mon impression est que le tigre a peur.
"Paul est connu pour être autoritaire et parfois dénigrant envers ses partenaires de jeu."
Et bien, il avait besoin d'un recadrage plus énergique, si de simples recadrages ne suffisaient pas. Mais on peut prendre un tel personnage à part et lui expliquer en quoi son attitude est déplaisante, sans se mettre en colère. La colère me semble la conséquences d'émotions trop longtemps contenues. Autrement dit d'une frustration. Il serait sans doute plus simple de ne rien laisser passer dès la première remarque dénigrante. Etre ferme, mais serein.
L'idéal est sûrement de rester sereins et d’arrêter illico toute personne qui sort du cadre acceptable.
Dans la pratique, et selon le caractère de chacun, ça se passe rarement comme ça je pense. Certains piquent régulièrement des colères qui aussitôt s'apaisent, d'autres accumulent, se taisent et passent, oui, à la méchanceté dont l'autre ne comprend pas la violence.
Dans le cas que vous racontez, analysez, Pierre a appris des choses sur lui-même, sur sa relation avec Paul, comment la gérer, mais Paul, lui, s'est-il seulement rendu compte ou a-t-il pris Pierre pour un susceptible colérique sans se remettre en question?
Je termine en me disant que s'il est vrai que nous devons essayer d'accepter les autres comme ils sont, les autres (comme Paul) nous doivent la réciproque et dans ce cas Paul devrait arrêter de tarabuster Pierre...
Intéressant et ample sujet, merci de l'avoir si bien abordé.
Bonne journée Homme Libre
Ce serait probablement l'idéal Colette. Mais cela ne se passe pas toujours ainsi, sinon nous n'en parlerions pas.
La retenue de certaines personnes peut avoir diverses raisons. Pour ma part je ne réagis pas à un premier signal, sauf s'il est très fort. Je me dis qu'une fois n'est pas coutume et j'accorde le bénéfice de la spontanéité en général 3-4 fois, avant de considérer qu'il y a peut-être un système. De plus je ne désire pas voir mes relations constamment sous surveillance (de ma part) ni chercher des poux par principe chez les autres.
Autre chose: tant qu'on n'est pas dérangé on laisse en général aller sans réagir. Quand vient le dérangement, vient avec des émotions désagréables, indispensables pour nous avertir du désagrément. C'est le désagrément qui fait réagir, il n'est donc pas toujours possible ni utile de rester serein. La réaction émotionnelle procure aux mots un degré de réalité instantanée qui dérange l'ordre temporaire établi, et c'est le but.
Mais j'apprends aussi à dire plus vite, ou avec humour, et pour cela je dois rester très calme intérieurement. Ainsi je peux dire des choses même désagréables sans que cela ne devienne un conflit de personnes.