D'aujourd'hui jusqu'à dimanche, je vous invite au voyage. J'ai écrit cette nouvelle en 2012. L'histoire commence en Afrique du Sud au bord de la Crocodile River. Elle est imaginée, mais la rivière est réelle. Alors en route!
nnnC’est le début d’une journée particulière. Demain plus rien ne sera pareil. Jean-Jacques est prêt. Il a passé la nuit dans la cabane près du fleuve. Les eaux calmes l’ont bercé. Ce matin il se lève tôt. Il regarde le courant.
nnnIl revoit des images d’enfance, les jeux près de la rivière, avec les enfants du village. Un enfant mimait le crocodile. Il restait allongé sur le ventre, comme un noyé, sans bouger. Pas même un doigt. Le visage dans l’eau tant qu’il avait du souffle. Les autres faisaient semblant de ne rien voir. Ils se rapprochaient de lui et détournaient le regard. Soudain l’enfant crocodile sautait et attrapait le gamin le plus proche. Il grognait et le tenait avec ses dents. Les autres hurlaient de peur et de rire.
nnnUn jour il y eut vraiment un crocodile. Il attrapa vraiment un enfant. Les parents accoururent et tuèrent le crocodile. On ouvrit son ventre. Dedans il y avait l’enfant. En morceaux. On ne peut pas recoller les morceaux quand il est mort. C’était l’enfance de Jean-Jacques. Il est bon de se rappeler d’où l’on vient quand on part pour un grand voyage.
nnnJean-Jacques Mutawa a été prénommé ainsi parce sa mère, bien qu’anglophone de naissance, espérait le voir suivre des études supérieures dans une université française. Il ira donc d’abord au lycée de la grande ville, à Johannesburg. Le lycée Jules Vernes. Il préparera un baccalauréat français dans une classe bilingue. Puis il intégrera un campus en région parisienne. Ou ailleurs. Montpellier serait bien : le climat est meilleur. Il pourrait devenir médecin, ou avocat. Peut-être ministre ! Ses parents ont une grande ambition pour Jean-Jacques.
nnnIl a appris à lire et à écrire à l’école du village. « Est-ce suffisant pour entrer au grand lycée ? » se demande-t-il. Suffisant ou non il est inscrit depuis deux mois. Il part demain pour Jobourg. Son bagage est fermé. Il le tient comme s’il avait peur de le perdre. À l’intérieur il y a des cahiers, quelques livres reçus d’un ancien professeur, et des affaires personnelles. Et surtout : son pantalon de toile. Un beau jean bleu tout neuf avec lequel il débutera sa vie de lycéen. Un cadeau de ses parents pour sa nouvelle vie.
nnnLe soleil est haut. Le village brille. Jean-Jacques attend au milieu de la rue de terre. Son père sort de la case familiale avec sa chaise de toile et sa pipe. Il s’assied sous le manguier du jardin. S’installe confortablement. Ajuste sa toque sur sa tête et ses lunettes sur son nez. Les pieds à plat sur le sol, jambes décroisées, une main sur une cuisse. Il tire quelques bouffées de sa pipe et envoie un grand nuage de fumée autour de lui. Sa femme est dans la case ; elle prépare des galettes de riz et de manioc pour le voyage.
– Jean-Jacques, mon fils, viens donc par ici, dit le père. J’ai à te parler.
Jean-Jacques le rejoint avec son bagage. Il est debout devant lui.
– Je suis prêt, père.
– Jean-Jacques, mon fils, assieds-toi et écoute-moi. As-tu jamais manqué de quelque chose dans ta famille ?
– Non, père.
nnnIl pose le bagage au sol et ses fesses par-dessus. Plus bas que le père. La hiérarchie c’est la géographie des corps. Elle est respectée. Le moment est solennel. Le père parle lentement, en marquant de fréquents silences.
– Tu as reçu de l’éducation, de l’affection, et quelques coups de taloche pour te garder dans le chemin du bien. Aucun enfant n’aime les coups de taloche. Mais on ne les éduque pas avec du miel. Le miel gâte leur volonté.
– Oui, père.
– Nous t’avons appris le respect des parents, des anciens, et même de ceux qui ne sont pas ta famille. Tu sais dire s’il te plaît, merci, demander, écouter, et dire ce que tu penses. C’est bien. Cela suffirait pour notre village. Mais le grand monde n’est pas le même. Il y a du miel dans trop de bouches, et du vinaigre dans d’autres. Il y a des hommes mauvais et des femmes trompeuses. Comment feras-tu dans ce monde pour distinguer les vrais amis des autres ?
– Dis-le moi, père.
– Tu devras respecter les gens comme ils sont. Ceux qui te respecteront en retour feront partie de tes amis. Avec les autres tu n’auras qu’un commerce réduit. Suis ta ligne de conduite, celle que tu as reçue de ta mère et de moi. Ne te laisse pas entraîner sur le chemin du mal. Dans le grand monde ils ne croient plus au bien et au mal. Ils disent que tout est pareil. Ce sont des mensonges, Jean-Jacques. Ceux qui disent cela ont un dessein caché. Ils te rendront obligés envers eux, par loyauté ou par affection. Ne sois jamais obligé envers personne sauf ta famille et tes vrais amis. Tu m’entends ?
– Oui, père, je t’entends.
– Bien. Tu oublieras ce que nous t’avons enseigné. Le contact avec le grand monde te changera. S’il ne doit te rester que deux choses, que ce soit celles-ci : ne fais jamais rien dont, en ta conscience, tu ne puisses être fier. La fierté n’est pas d’être le roi ; la fierté est d’être droit et honnête.
nnnLe père se tait et tire une longue bouffée sur sa pipe. Il souffle devant lui. La fumée dessine ses formes arrondies dans le soleil. Puis il regarde à gauche. À droite. Il écoute les cris des singes dans les arbres autour du village. Il croise les jambes. Puis il regarde son fils sans rien dire.
– Quelle est la deuxième chose, père ?
– Quelle deuxième chose ?
– Celle qui doit rester si j’oublie le reste ?
– Ah, oui, oui.
nnnLa voix du père se fait soudain grave et modulée.
– Un jour tu reviendras au village. Tu seras diplômé et riche. Car tu dois revenir riche, Jean-Jacques ! Tu ne pars pas pour rester pauvre ! Comprends-tu bien cela ? Pour rester pauvre il n’est pas besoin d’aller à Jobourg au lycée Jules Vernes, ni en France. Ni ailleurs. Ni nulle part ! Il suffit de rester au village. Donc tu reviendras riche. Tu auras un bon travail qui paie bien à la ville. Peut-être seras-tu ministre ? Tu te rends compte : ministre ! Tu reviendras ici, riche, et fier de ce que tu auras accompli. Je ne veux aucun cadavre dans tes valises, tu m’entends ? Tu m’entends ?
– Oui, père.
– Rien que tu aies à me cacher. Et ceci surtout : dans le grand monde il y a beaucoup de filles. Je l’ai vu de mes yeux. Tu vas en rencontrer. Il arrivera ce qui arrive quand une fille et un garçon se plaisent. Si tu fais un bébé à une fille, ne la rejette pas ! Si tu la rejettes je casserai ta tête et te chasserai à jamais du village. Ici, la vie, c’est comme ça. D’accord ?
– D’accord père.
– Bien.
nnnLe père tire encore sur sa pipe, s’éclaircit la voix et continue.
– Dans le grand monde on te dira d’autres choses qu’ici. N’écoute pas tout. Trie les paroles comme on trie les haricots : avec soin. Une parole gâtée est comme un haricot pourri : elle te rend malade. Tu n’es jamais obligé de manger un haricot pourri. Tu n’es pas non plus obligé d’écouter une parole gâtée. As-tu compris ?
– Oui, père.
– Et encore ceci : ceux qui te conseilleront, se seront-ils levés la nuit pour toi ? Non. Ils n’auront pas travaillé pour qu’un jour tu puisses, toi, Jean-Jacques, faire des études. Connais donc tes vrais amis. N’oublie jamais cela ; les conseilleurs ne sont pas les payeurs. Toi seul es responsable de toi-même. Tu es un homme libre. M’as-tu compris, fils ?
– Oui, père.
– Bien.
nnnIl tire encore une fois sur sa pipe. Deux séries de petites aspirations. Il la pose sur le sol près de lui.
– Jean-Jacques, dit-il encore, aime ton pays. Tu y seras toujours le bienvenu. Je suis triste de te voir partir mais fier de t’imaginer dans une vie grande et belle. Viens plus près que je t’embrasse.
nnnIl se penche un peu, donne une accolade à son fils et pose la main sur son front. Quand le geste est simple, le sentiment est grand.
nnnLa mère sort alors de la case.
– Je t’ai préparé ton repas de voyage. Ne me remercie pas. Après tu devras te débrouiller seul. Comment c’est à ton lycée ? J’espère que tu mangeras chaud. Et surtout fais bien attention à ton nouveau pantalon. Il nous a coûté une chèvre à ton père et moi. Il y a des filles à ton lycée ? Sûrement. Choisis bien. Si tu en rencontres une correcte et solide, et que tu la trahisses, elle criera sur toi avec des mots que je n’oserais pas dire moi-même. Elle aura bien raison. Même si elle casse une assiette sur ta tête elle aura raison. Si tu veux être respecté, ne trahis pas. La vie est déjà assez compliquée comme cela. Il n’y a pas de besoin d’ajouter du malheur. Viens embrasser ta mère maintenant.
nnnC’est bien la mère de Jean-Jacques, ça. Directe, sourcils froncés, voix dure comme l’ébène, et le coeur tendre comme une fleur d’amaryllis. Le soir Jean-Jacques s’endort en pensant à l’autocar du lendemain, qui l’emmènera à Jobourg. Une nouvelle vie commence.
À suivre demain dès 07 heures, si le système informatique du portail veut bien se réveiller...
Publiée initialement dans mon livre Les contes de Crocodile River.
© John Goetelen 2012