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La route du nord (2)

2. 299 dollars

nnnJohannesburg !

nnnJean-Jacques s’installe dans l’internat du lycée, à Morningside dans le quartier de Sandton. Il découvre bientôt de nouveaux comportements humains. Les gens sont si différents. Lui vient de Crocodile River. Il est fils de paysan. Il bénéficie d’une bourse.

croco-11.jpgnnnLes autres sont de la ville et font les malins. Leur famille paie le lycée. Il garde ses affaires sous clé dans une armoire à cadenas, alors qu’au village la porte de la case familiale n’a pas de serrure. Ici les gens te jugent pour un rien. Il faut se battre pour exister. Il a déjà repéré ceux qui le respectent, et les autres. Il ne perd jamais de vue ce qui se passe autour de lui.
nnnMais comment être attentif à tout ? Il s’est inscrit dans l’équipe de rugby du collège. Il pense que c’est un bon moyen pour se faire des amis. Il est apprécié par le coach. Il est vif et voit où va tomber le ballon. Il gagne une bonne réputation au jeu. Cela suscite des jalousies. Il ne les perçoit pas. On lui donne le statut de trois-quart centre. C’est la place d’un autre. Le coach de l’équipe n’aurait peut-être pas dû. Mais chacun fait ce qu’il fait et le destin se met en marche.
nnnUn jour il est en retard à l’entraînement à cause du cours de français. Il se dépêche. Il court vers le terrain de sport. Celui que le coach a évincé est derrière un arbre. Jean-Jacques ne le voit pas. L’autre tend le pied quand Jean-Jacques passe près de lui. Jean-Jacques tombe de tout son poids. Les genoux d’abord, puis les mains, enfin le menton. Il ne comprend pas. Le sang coule. Ses mains sont entaillées, un genou éraflé et son jean déchiré. Un gros trou qui se teinte de rouge.
nnnLe jean tout neuf de ses parents, abimé ! Ils lui ont dit de faire attention. Il s’en veut. Il se relève en boitant. Le genou est douloureux. L’autre garçon a déguerpi. Il repense à la phrase de son père : « Je suis responsable de moi. Je n’ai pas regardé où je mettais mes pieds. » Il marche en boitant jusqu’au terrain. Il veut être présent à l’entraînement. Il se change au vestiaire et explique qu’il est tombé mais qu’il est prêt. Il va jouer. Après vingt minutes et quelques mêlées, son genou enfle comme une enclume. Il a trop mal. Il s’arrête. Il reste près de l’entraîneur jusqu’à la fin de la partie.
nnnLe lendemain sa jambe ne bouge plus. Une infirmière le dispense des cours du matin et appelle le docteur. Le docteur l’amène à son cabinet et fait passer une radio. Il ne voit pas la lésion. Enfin, il n’est pas sûr. Il l’envoie à l’hôpital pour une résonance magnétique. On constate une élongation de ligaments. On lui alloue une béquille. Il doit laisser la jambe au repos. Il est très ennuyé de rater des cours, mais aussi de faire une longue pause dans le rugby. Il va voir les joueurs depuis les gradins.
nnnL’autre garçon a repris la place de trois-quart centre. Jean-Jacques est aussi très ennuyé à cause du trou dans son jean. Il ne dira rien à ses parents. Il en rachètera un nouveau en prenant une partie de l’argent de sa bourse d’étude. Il se privera d’un plat sur deux pendant quelques semaines pour payer la dette. Il pourrait aussi vendre le jean troué. Ses camarades se moquent de lui : qui voudrait l’acheter ? Cependant Shamiso, une amie du lycée, lui parle d’un marché fréquenté aussi bien par des pauvres que des jeunes fortunés non conformistes. Il devrait essayer de le vendre là.
nnnDeux jours passent. Le genou est moins enflé. Il se rend à ce marché avec Shamiso et sa béquille. Le marché occupe une longue rue de terre bordée d’échoppes serrées : musiques, viande au soleil, têtes de singes, poudres colorées, ustensiles de cuisine, vastes coupes de bois clair emplies de médicaments en vrac. Le tout dans une odeur entêtante, fil d’Ariane olfactif d’un bout à l’autre de la rue.
nnnCertains marchands ont des tables et des parasols, d’autres vendent à même le sol. Jean-Jacques et Shamiso s’installent sur un banc. Il étale le jean devant lui, face postérieure vers le ciel. La vue du trou pourrait repousser les acheteurs. Mais Jean-Jacques est bien naïf. Les clients ont tous le même geste : prendre le jean en main et le regarder sous toutes les coutures. On lui propose un ou deux rands, presque rien, comme si on lui faisait un cadeau. « Pourtant, dit-il, on ferait un joli bermuda en coupant les jambes au-dessus des genoux. » Personne ne semble convaincu de l’idée. Une jeune fille blanche à l’accent français s’arrête alors. En voyant le trou elle s’exclame :
– Fantastique ! J’adore le style. Le trou a l’air si naturel. Et la tache ! – du vrai sang ? C’est gore, j’adore la mode zombie. Comment as-tu fait ?
nnnJean-Jacques écarquille les yeux : cette fille est très spéciale. Jamais il n’a entendu autant de fois le mot j’adore. Il va pour lui expliquer mais Shamiso le coupe:
– C’est son secret de fabrication, il ne peut pas te le dire.
– Et vous en avez d’autres ?
– C’est un prototype. C’est du Cover Design.
– Oh, oui, Cover Design, je connais. Je vous l’achète pour mon copain. C’est sa taille. Le style va faire fureur. Mes amies en voudront toutes. Vous comptez en vendre d’autres ?
– Bien sûr. Il commence la production cette semaine. On peut le fabriquer avec toutes les marques.
– Je suis de retour mardi. Il faudra fournir. Nous serons quinze !
nnnElle sort son porte-monnaie.
– C’est combien ?
– Combien en donnez-vous ? demande Shamiso.
– Dans les boutiques de mode branchées cela vaut dans les deux cents dollars.
– Mon ami te le signe et tu l’emportes pour deux cent quatre-vingt-dix-neuf dollars. C’est une pièce unique.
– D’accord, dit la cliente.
nnnLa vente est conclue et l’on se donne rendez-vous le mardi suivant. Jean-Jacques n’a pas prononcé un mot. Maintenant il pousse un soupir aussi fort qu’un gnou.
– Tu es incroyable, Shamiso ! Mais c’est du vol. Le jean ne vaut pas plus de cinquante dollars.
– Pour elle il vaut trois cents dollars, mon ami. Tu as gagné ta journée.
– Non, non, je ne peux pas y croire. Ce n’est pas honnête.
nnnShamiso connaît Jobourg. Elle dit que la jeunesse fortunée n’achète pas un produit pour ce qu’il vaut mais pour l’idée qu’elle s’en fait. La famille de cette cliente a de gros moyens financiers. Jean-Jacques répond qu’ils sont fous. Shamiso renchérit : ils dépensent autant qu’ils veulent. C’est leur manière de sentir leur pouvoir sur le monde.
– Tu ne dois pas avoir de scrupules, dit-elle. Il faut rapidement préparer d’autres jeans troués.

 

 

À suivre demain dès 07 heures, si le système ne prend pas une heure et plus pour mettre en ligne...

 

 

 

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