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La route du nord (4)

4. La route du nord


     Un Ford Transit traverse les paysages d’Afrique. En roulant vers Nairobi Jean-Jacques se demande quel génie guide sa vie. Il a arrêté le lycée et se consacre au commerce. Les bonnes ventes lui ont permis d’acheter ce petit camion en trois mois. Il dispose d’argent à la banque, de beaucoup d’argent. C’est le prix de son sang. Même son visage est scarifié. Une vraie décoration tribale.

croco-02.jpg     Le camion roule vers l’Europe avec un stock de jeans JJ Sham. Michèle a pris l’avion. Elle l’attend à Paris. Shamiso est un ange. C’est elle qui conduit le camion. Jean-Jacques n’a pas le permis. Elle s’est renseignée sur l’itinéraire. Les routes ne sont pas sûres. Il y a des bandits qui vous attrapent et vous gardent otages. Shamiso arrête parfois le camion et observe attentivement les alentours avec des jumelles.
nnnUn soir un pick-up roule dans leur direction. Elle cache le camion dans un épais buisson proche d’un troupeau d’éléphants. Le pick-up passe près d’eux. Sur la plate-forme arrière un homme tient une mitrailleuse. Il ne les a pas vus. La nuit se passe dans l’inquiétude. Un éléphant vient se frotter contre la portière. Ils dorment à tour de rôle, serrés entre les piles de jeans dans le camion. Le lendemain ils continuent la route vers le nord de la Tanzanie, par les lacs et les parcs naturels. La police y patrouille. C’est plus sûr. Mais il ne faut pas traîner. Shamiso accélère.
nnnIls avancent rapidement. Nairobi est à six cents kilomètres, la réserve d’essence suffisante. Pas d’arrêt, pas de risque d’être repérés. Shamiso conduit avec maîtrise, domine la piste parfois chaotique, est à l’affut de tout signe. Ils traversent Dodoma, Singida, Mtinko et longent le parc naturel de Lake Manyara. Après c’est Arusha. Jusque là tout va bien. Arusha est une grande ville. La présence policière offre une sécurité appréciable. La nuit est tombée, il faut s’arrêter. Shamiso dort quelques heures. Le lendemain matin, départ à l’aube pour Nairobi. À l’est, les collines vertes du mont Meru. Plus loin la silhouette lourde du Kilimandjaro et sa couronne de nuages.
nnnIls entrent au Kenya et atteignent la capitale dans l’après-midi. Une escale pour prendre une douche, acheter des vivres et de l’essence, s’informer sur l’itinéraire jusqu’à Djibouti et dormir dans un bon lit. Mille cinq cents kilomètres de route goudronnée à travers de vastes zones désertiques : le plan de route est établi. À Djibouti ils prendront le bateau de la mer Rouge et iront jusqu’à Marseille par le canal de Suez et la Méditerranée.
nnnIls repartent à l’aube du lendemain. Le premier jour tout va bien. Le deuxième jour ils sont en Éthiopie. À midi ils s’arrêtent pour manger. Shamiso fait une sieste. Jean-Jacques, allongé près d’elle, regarde son visage lisse et ovale. Shamiso est une belle jeune femme. Il n’a pas vu Michèle depuis leur départ de Jobourg. Pourquoi elle plutôt que Sham ? Parce qu’elle a pris les devants. Michèle est entreprenante avec les garçons ; Sham est plus réservée. Mais pourquoi donc est-elle célibataire ? Elle travaille avec lui, voyage avec lui, n’a personne d’autre dans sa vie. Depuis qu’il a quitté le lycée pour fabriquer ses jeans elle le suit partout. Et donne d’elle sans compter. Comment cette femme peut-elle ainsi s’oublier ?
– A quoi penses-tu ? demande Shamiso.
– Je croyais que tu dormais.
– Je t’observais. À quoi penses-tu en me regardant ?
– A toi.
– Ah ! Et que penses-tu quand tu penses à moi ?
– Pourquoi fais-tu tout cela ? Conduire le camion, travailler avec moi, venir à Paris ?
– Je le fais pour moi. Nous sommes associés, n’oublie pas. Nous avons signé.
– Je te vois toujours seule. Tu n’as pas de vie privée.
– C’est mon affaire. J’ai ce qu’il me faut. Et toi, tu n’as pas beaucoup de vie non plus. Tu fais des trous et des taches et tu vas vendre à gauche et à droite.
– J’ai Michèle.
– Oui... Oui, tu as Michèle. Un peu.
– Que veux-tu dire ?
– Je crois qu’elle n’est pas exclusive.
– Qu’en sais-tu ?
– Une intuition.
– Garde tes intuitions et ne te mêle pas de ma vie. Je la retrouverai à Paris et nous vivrons ensemble.
– Alors pourquoi me regardes-tu si longuement quand je dors ?
– Parce que tu es très jolie, et qu’entre amis ce n’est pas grave.
– Quoi ?
– Quoi, quoi ?
– Quoi, pas grave ? Qu’essaies-tu de me dire ?
– Hé bien, que s’il se passait quelque chose entre nous, ici, dans le désert, ce serait bien. Pas grave.
– Et quoi encore ? Oh, je pourrais dire oui, même pour un quart d’heure non renouvelable. Mais je ne partage pas avec une autre.
– Tu préfères être seule ?
– Je ne suis pas beaucoup moins seule que toi. Ta famille ne te parle plus.
– Non. Ils sont fâchés.
– La colère de ton père quand il est venu te voir à Jobourg ! Je crois qu’on l’a entendu jusqu’à Pretoria.
– Il pense que je jette ma vie sur un tas d’ordure.
– Et toi, que penses-tu ?
– Je ne fais rien dont je doive avoir honte. J’ai rendu l’argent de la bourse d’étude. Je ne dois rien à personne. J’aime le commerce et je n’ai pas envie de devenir ambassadeur ou avocat.
– Je m’en veux. Je t’ai poussé dans cette entreprise.
– J’ai choisi librement.
– Peut-être. Mais tu devrais y repenser.
– Ne me dis pas ce que j’ai à faire. Je suis un homme libre.
– Je dis cela parce que, oui, parfois je me sens coupable, oui, un peu responsable.
– Que crois-tu ? Que tu diriges ma vie ? Est-ce la raison de ton engagement dans mon entreprise ?
– Notre entreprise, JJ. Je suis pour quelque chose dans son succès. Peut-être suis-je ton ange gardien. À défaut d’autre chose…
– A défaut de quoi ?
– De rien, dit-elle en se relevant d’un bond. Hop, en route !
nnnIls montent en cabine et repartent. Le ronron du moteur souligne le paysage, monotone et désertique, parsemé de quelques arbres poussiéreux. Un djin apparaissant sur une branche ne surprendrait pas plus que cela. Shamiso ne dit rien. Elle aime savoir qu’elle plaît. Jean-Jacques ne parle pas davantage. Plusieurs pensées tournent dans son esprit. Qu’a voulu dire Sham avec son autre chose ? Que pensent ses parents en ce moment ? Il n’a plus de nouvelles depuis cette scène brutale. Et Michèle, que fait-elle seule à Paris ? Oh, elle ne doit pas être très seule. Beaucoup d’amis tournent autour de sa personne. Elle sait réunir les gens. Elle dit : « Allez là, c’est génial ! », ils y vont. Tient-elle à lui ? Et lui, tient-il à elle ? Il ne sait pas. Elle peut l’introduire dans des milieux bons pour son business. Elle est agréable à fréquenter. Et Sham, quel est son secret ?
– Regarde dans le rétroviseur, dit-elle, la voiture derrière nous : elle nous suit, toujours à la même vitesse. Je ralentis, elle ralentit. J’accélère, elle accélère.
Il regarde et devine un pick-up sombre.
– Je n’aime pas ça, ajoute-t-elle.
nnnShamiso ralentit jusqu’à obliger le pick-up à les dépasser. Trois hommes dans la cabine, deux sur la plate-forme. Pas de marchandises : ce n’est pas normal. Dans ces régions tout véhicule transporte des paquets, des coffres, un barda arrimé tant bien que mal et si lourd que la carrosserie frôle le bitume. Shamiso ralentit encore et profite de quelques virages et d’un dos-d’âne pour stopper le camion.
– Dépêche-toi : il faut cacher papiers, argent et téléphone portable sous des pierres. Vite !
nnnJean-Jacques ne discute pas. En moins de deux minutes c’est fait. Ils redémarrent. Ils sont tendus. Avec raison : deux kilomètres plus loin le pick-up est en travers de la route. Devant, les cinq hommes. Ils font signe d’arrêter le camion. L’un d’eux pointe un fusil.
– Et voilà ! dit Sahmiso. J’avais l’intuition.
nnnLe dialogue se déroule en anglais. Les hommes veulent de l’argent. Nous n’avons pas d’argent, dit Sham. Comment est-ce possible ? On nous a tout volé ce matin. Qui ? Des voleurs, je ne sais pas qui ils sont. Nous connaissons tous les voleurs ici, aucun ne nous a été signalé. Pourtant c’est vrai.
– Fouillez-les ! ordonne l’homme au fusil. Après quelques minutes les bandits sont bredouilles.
– Alors nous gardons le camion avec la marchandise. Il aurait été préférable de nous donner de l’argent !
nnnUn des cinq hommes se met au volant et démarre à la suite du pick-up. Shamiso et Jean-Jacques restent sur le bord de la route. Il veut aller chercher l’argent et les papiers cachés. Shamiso le retient.
– Pas maintenant JJ.Ils demeurent environ une heure au même endroit. Soudain le pick-up repasse dans l’autre sens. Il s’arrête. Les hommes les fouillent à nouveau. Rien. Ils repartent définitivement.
– C’est bon, allons-y, dit-elle.
nnnIls récupèrent leurs biens. « Shamiso est étonnante » pense Jean-Jacques.
– Comment sais-tu cela ? demande-t-il.
– Quoi, cela ?
– Tu as réagi de la bonne manière. Comment sais-tu cela ?
– Je le sais...
nnnElle est soudainement pâle et perd connaissance. Jean-Jacques s’affole, l’appelle, crie, fait de l’ombre, souffle sur ses yeux, s’inquiète, la prend dans ses bras, pleure. Elle revient à elle. « La fatigue, la tension » dit-elle. « Je suis désolée. » « Tu n’as pas à l’être, Sham. Merci d’être là. » Il l’aide à se relever. La serre dans ses bras.
– Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
– De l’auto-stop, JJ !
nnnQuelques heures plus tard, dans la nuit, un quarante tonnes les dépose à Djibouti. Le voyage continue. Le bateau, la mer Rouge, Suez, Chypre, Livourne, Marseille. De Marseille, le TGV, et voici Paris.

Paris !

 

 

À suivre demain dès 07 heures.

 

 

 

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