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La route du nord (3)

3. L’envol


     Jean-Jacques pense à ce que disait son père : « Les conseilleurs ne sont pas les payeurs. Tu es seul responsable de toi-même. Ne fais rien dont tu ne puisses être fier. » Shamiso lui conseille d’exploiter les goûts de la jeunesse riche. Pourrait-il être fier de ce commerce et dire à son père : « J’ai gagné deux cent cinquante dollars, en vendant un jean de cinquante dollars pour six fois son prix ? »

croco-12.jpg– Aurais-tu des raisons d’avoir honte ? demande Shamiso.
– Oui. À cause du prix qui n’est pas vrai.
– Le prix est vrai. C’est un contrat. Tu ne forces personne. Chacun donne aux choses la valeur qu’il veut.
– D’accord. Mais d’autres ne pourraient jamais payer ce prix. Eux peuvent. Est-ce juste ?
– Qu’est-ce qui est juste, mon ami ? Nous, nous sommes habitués à vouloir payer le moins. C’est notre pouvoir. Eux aiment payer le plus. C’est leur pouvoir. Chacun son pouvoir. Chacun y met son idée.
– Mais moi je ne pourrais jamais payer ce prix. Je n’ai pas d’argent. Je n’ai pas l’habitude de côtoyer tant de richesse.
– Eh bien tu t’y feras. Dans les villages on a vu des chefs riches avec des bijoux de partout. Tu peux devenir un chef riche et apprécié. Mardi tu vendras deux cents dollars la pièce non signée, quinze jeans troués et tachés. Le soir tu auras trois mille dollars pour une marchandise que tu auras payée en gros trois cents dollars. Et attention : il faut des tailles pour filles et garçons. Tu dois en faire au moins vingt.
     Jean-Jacques finit par convenir qu’il n’a pas à avoir honte. C’est un contrat. Si le riche veut payer pour la valeur qu’il y met, c’est son affaire. Il prend la décision de fabriquer d’autres jeans. Il se rend sans attendre sur un marché de gros où il achète vingt pièces. Les jours qui suivent, avec l’aide de Shamiso, il fabrique les trous pendant les pauses ou après la fin des études, le soir, à la place du rugby. Il court et se laisse tomber. Le sang coule des genoux.
     Une autre façon de teinter le trou, moins douloureuse, serait bienvenue. Le lendemain Shamiso apporte une jambe de mannequin en plastique. « Où l’as-tu trouvée ? » « Dans la cave du bâtiment des sciences. » Voilà de quoi soulager ses genoux : il glisse la jambe en plastique dans le pantalon et le jette au sol. Du vernis à ongle remplace le sang et le tour est joué. Le résultat est différent.
– Nous dirons que c’est le nouveau modèle de la marque : il y a les Authentics et les Glossy.
– Quelle marque ? demande Shamiso.
– On va l’appeler JJ Sham. Qu’en penses-tu ?
– Que... nous sommes associés ?
– Oui.
– Avec un contrat écrit et signé ?
– Oui !
nnnLa marque JJ Sham est née. Le mardi Jean-Jacques vend toute sa collection d’Authentics. Les clientes veulent un vrai trou avec de la vraie hémoglobine. Ce sont des chasseuses. Elle aiment l’odeur du sang sur leur corps. C’est très sexe, disent-elles. Elles ne pensent pas à la douleur, seulement au combat féroce et aux blessures. C’est beau une blessure. C’est viril. Elles s’intéressent encore à la fabrication. Est-ce bien du sang d’homme ?
nnn« Oui, c’est le mien », répond Jean-Jacques. « Heureusement, disent-elles. On ne veut pas de sang de femmes. Le sang d’homme est beaucoup plus excitant. Il nous rend folles, et les garçons deviennent sauvages comme des servals. L’odeur du sang mâle les rend jaloux. »
– On va les tester samedi soir avec nos copains, dit encore la blanche. On organise un grand barbecue. Viens avec ta copine, si elle veut. Tu amènes une vingtaine de jeans pour hommes et femmes. Mais que du vrai sang de mâle, même pour les hommes ! Tiens, voici l’adresse.
nnnLe soir Jean-Jacques compte sa recette : deux mille quatre cents dollars seulement. Personne ne veut de la nouvelle collection Glossy. Le lendemain, de retour du lycée Jules Vernes, il s’arrête chez le grossiste et achète vingt nouveaux pantalons en jean. Pendant trois jours il prépare son stock. La jambe en plastique produit des trous plus vrai que nature. Mais où trouver assez de sang humain ? Il applique une méthode audacieuse, extrême : il se scarifie. Ses jambes et ses bras ressemblent bientôt à un mur de prison où l’on aurait gravé les jours.
nnnLe samedi arrive. Ses plaies cachées sous des manches longues, il se rend au barbecue avec Shamiso. La soirée se déroule dans un jardin. Au milieu il y a une maison. Ses jeans JJ Sham Cover Design ont un succès fou. Il vent toute sa collection Authentics en une heure. Cinq mille six cents dollars ! Sa famille n’en reviendrait pas. Elle vivrait un an avec une telle somme. La tête lui tourne. Les filles aussi lui tournent, lui tournent autour. Il est beau garçon. Deux filles lui plaisent bien. Il y a Ayibongwe, avec ses tresses renversées. Elle est zimbabwéenne. Et il y a la blanche de la première fois. Elle s’appelle Michèle. Une française.
nnnLes deux filles ne sont pas farouches. Pendant la soirée elle entraînent Jean-Jacques dans la maison. Il y a des chambres et des préservatifs. Deux heures plus tard il ressort dans le jardin, des étoiles dans les yeux et les deux jeunes femmes à ses bras.
nnnShamiso regarde la scène de loin. Son visage n’exprime rien. Jean-Jacques vit sa vie. Il ne lui doit rien. Le seul pouvoir de Shamiso est son statut d’associée. Ce n’est pas encore écrit avec les signatures mais Jean-Jacques a promis. D’ailleurs il a besoin d’elle pour ses nouvelles idées, comme elle a besoin de lui pour les réaliser. De quoi pourrait-elle avoir peur ? Qu’il oublie ses promesses de contrat ? Que ces filles lui prennent tout son argent à mesure qu’il en gagne ? Une soirée en boîte c’est mille dollars ! Elle doit veiller sur lui. Elle prend l’initiative et marche vers le trio.
– JJ, nous devons partir. Il y a une commande à préparer en urgence pour demain.
– Quelle commande ? demande Jean-Jacques étourdi par l’alcool et la peau des filles.
– Si tu ne t’en souviens pas il est temps de rentrer. Michèle, merci pour ton invitation. C’était formidable. Nous t’inviterons aussi quand nous seront mieux installés.
nnnElle dit nous comme pour s’approprier Jean-Jacques. Pour marquer son territoire. Elle sent bien qu’il est une terre vierge et sauvage. La première arrivée, la première servie. Michèle est une chasseuse redoutable : elle embrasse Jean-Jacques à pleine bouche. La lutte de territoire a commencé.
– On se revoit bientôt chou, dit Michèle. J’ai un réseau jusqu’à Paris pour vendre tes jeans. Tu feras fortune. Appelle-moi demain.

 

 

 

À suivre demain dès 07 heures

 

 

 

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