«Prise directe» hier soir sur France 2 proposait en prime time une émission-débat sur l’administration de la Justice en France. Les sujets abordés étaient le rôle des experts en justice pénale, les erreurs judiciaires et la lenteur de la Justice. Je me propose de mettre sur papier dans les prochaines semaines, en quelques billets, l’essentiel de ma réflexion sur la Justice.
Je commence aujourd’hui par le rôle des experts.
Les expertises, quand elles concernent des questions techniques comme les faux en écriture par exemple, sont moins sujettes à caution. Elles le sont beaucoup plus quand il s’agit de cerner des facteurs humains, que ce soit en Justice pénale ou en Justice civile.
Outreau, le «Titanic» judiciaire, a montré avec force les biais et risques des expertises. On se souvient que dans un premier temps tous les experts avaient jugé crédibles les enfants interrogés. Après les aveux de Madame Badaoui sur ses mensonges, une deuxième vague d’expertises avait totalement contredite les premières.
Comment est-ce possible?
1. Crédibilité n’égale pas vérité
Il faut d’abord considérer les demandes des Tribunaux. Ceux-ci attendent que les experts concluent sur la crédibilité des parties. Le terme «crédibilité» nécessite quelques précisions.
On imagine que lorsqu’une partie est estimée crédible, ses propos sont validés et l’on conclut hâtivement que les faits qu’elle affirme auraient bien eu lieu de la manière décrite. Or, aucun expert n’a jamais vu ou assisté aux faits - sans quoi il serait témoin et non expert. Il ne saurait donc en aucune manière cautionner la réalité des faits. Il ne le fait d’ailleurs pas, sous peine d’être sanctionné par le Conseil de surveillance de sa profession. Un expert, pas plus qu’un médecin, ne peut reprendre à son compte des affirmations faites par un patient alors qu’il n’y était pas. Cela semble évident, mais le public ou un jury peut facilement faire l’amalgame entre crédibilité et vérité factuelle.
La crédibilité signifie essentiellement qu’en terme psychiatrique, la personne expertisée ne présente pas de pathologie psychique de nature à invalider l’ensemble de ses propos. Elle n’est donc pas considérée comme malade ou comme menteuse pathologique. Toutefois, cela ne veut pas dire qu’elle n’a pas menti - auquel cas elle l’aurait fait délibérément, ou qu’elle n’a pas interprété subjectivement des faits.
C’est toute l’ambiguïté du terme «crédibilité». Gardons à l’esprit que crédible ne valide pas les faits. Il serait opportun, afin d’éviter toute confusion, de changer ce terme pour en rester à la recherche d’éventuels troubles pathologiques de la personnalité.
2. L’expert et le pouvoir
Force est de constater que nombre d’expertises vont dans le sens du vent. Ici en Suisse un expert reçoit des éléments du dossier d’instruction, dont la nature de la plainte. Il est déjà orienté par la tendance que prend l’affaire. Et certains experts, dont les revenus dépendent en partie des expertises confiées par les Tribunaux, n’ont pas intérêt à contrarier leur employeur. Sans prendre réellement parti, leurs conclusions poussent souvent à la roue dans le sens où va le Ministère public.
Outreau encore une fois a été limpide à ce sujet: expertises à charge avant les aveux de Madame Badaoui, puis à décharge quand le Ministère public s’est rendu compte des dégâts de cette affaire. Je rappelle l’anecdote outrageuse de cet expert, Jean-Luc Viaux, qui, questionnés après-coup sur ses erreurs lors de la première expertise, affirmait cyniquement à la télévision: «Quand on est payé au prix d’une femme de ménage, on a des expertises de femmes de ménage». Cet expert est toujours en charge. Il avait conclu à la totale crédibilité des enfants et le petit juge Burgaud s’est appuyé sur cette conclusion. A lire ici, l’avis de psychiatres sur l’attitude de cet expert.
On peut aussi relever l’importance démesurée de l’expert dans une affaire judiciaire. Au point où c’est parfois lui qui fait pencher la balance et donc qui «fait la loi». Il y a ici une dérive abusive du rôle et de la place de l’expert.
Sans compter que des experts se trompent parfois, ou interprètent abusivement certains signes, comme dans le cas cité hier soir d’une fillette de deux ans morte par accident. Le premier médecin légiste avait suspecté un viol, ce qui a été totalement contredit suite à d’autres expertises. Mais la vindicte populaire, le «mimétisme» dans le malheur et la recherche d’un coupable, avait incriminé un innocent qui a fait trois mois de prison pour rien, et dont la vie est aujourd’hui brisée.
Les experts peuvent aussi être subjectifs, interpréter partialement certains comportements. Cet innocent emprisonné a été ainsi jugé «agressif» et donc sujet à une déviance sexuelle par une psychologue. Il a été ensuite totalement blanchi. On peut aisément imaginer qu’un innocent emprisonné soit pour le moins tendu lors de l’instruction. De là à en faire une pathologie et à rendre des conclusions aussi graves...
La soumission des Tribunaux aux experts fait que dans certaines instructions le factuel, les contradictions, ne sont plus analysés.
Il me paraît indispensable que les magistrats relativisent les expertises de crédibilité, sauf en cas de pathologie démontrée et évidente. Car hors de cela, tout n’est qu’interprétation, et une interprétation peut balancer d’un côté ou de l’autre pour des impressions subjectives ou par les préjugés sociaux de l’époque.
PS: Les otages suisses retenus depuis bientôt 15 mois par le gouvernement libyen vont devenir expert dans l’art de compte les jours comme des grains de sable...
Commentaires
Vous faites bien de distinguer entre les expertises "techniques" (analyse de documents, analyse de traces, analyse de trajectoires, analyses balistiques) et les expertises qui impliquent la psychologie.
Le centre de la question, c'est qu'il y a un véritable problème avec le statut scientifique de la psychologie. Et ce problème ne fait que se transposer dans le monde de la justice lorsque le juge a recours à une expertise psychologique pour l'élucidation d'un fait. Si les experts psychologiques appliquaient avec rigueur les critères et méthodes scientifiques, ils arriveraient toujours à la conclusion qu'ils ne peuvent pas répondre à la question posée par le juge. Mais cette honnêteté mettrait fin à la psychologie "scientifique" que nous connaissons. Personnellement, j'ai l'impression que la psychologie se sert de sa prétendue utilité judiciaire (pourtant ô combien sujette à caution) pour continuer de vivoter dans le monde des sciences.
C'est en effet un autre aspect: la fiabilité des expertises psychologiques. Et de la psychologie elle-même. La part d'appréciation y est importante, l'interaction avec un patient est parfois forte et celui-ci peut influer sur l'analyse par un comportement délibérément incarné dans un but particulier.
Dans le cas de cette psychologue qui trouvait le mis-en-cause agressif et donc déviant, elle avait analysé que son comportement agressif dénotait une peur des femmes, et donc une sexualité peu mature, et donc une déviance vers les enfants. Quand une forme de logique préétablie et purement intellectualisée prend le pas sur la réalité, toutes les dérives sont possibles.