Suite du billet précédent (voir ici).
Le serveur revient avec mon pastis. Je lui demande comment vont les affaires. Il me dit qu’avec la chaleur il y a moins de randonneurs, alors moins d’affaires. Je lui parle des inconnues.
- Je les ai vues. Elles sont passées hier.
- Sais-tu où elles habitent?
Il n’en sait rien. Ici on laisse vivre, dit-il. On ne va pas scruter dans la vie des autres. Elle leur appartient. Est-ce une manière de critiquer ma curiosité? Je n’ai plus envie du pastis. Je prends ma voiture et file vers Chaloux. De loin, sur le chemin de terre qui va de la départementale au gîte, j’entends les tambours. Il y a là des falaises, des creux et des bosses, et rien de bruit: le son porte loin, résonne, et je devine, en face après les gorges, vers Valsaintes, des silhouettes attentives au rythme qui roule.
Journée étrange. Rien écrit. Cette femme qui apparaît et disparaît, et qui prend place dans ma tête sans rien demander. Et moi, maison vide, je fais place à la visiteuse, je baisse ma garde. Un coup de fatigue peut-être. Le soleil éclaire encore le plateau du Revest. Aucun nuage. Pas de vent. Juste comme un vide en moi. Un manque. Un manque délicieux. Paul, n’y pense même pas! Tu as ton roman à écrire. L’éditeur compte sur toi pour mi août. Corrections, impression, tout doit être prêt pour la rentrée. Tu es pressenti pour un prix. Alors laisse Elsa et ses amies loin de toi.
J’arrive au gîte. La musique est forte, avec des voix comme un choeur. C’est beau. Les voix planent sur les arbres et les champs. L’espace rend ce choeur aérien et presque doux alors que le rythme des tambours met le feu au ventre et aux jambes. Des tambours, il y en a quatre, pièces de bois imposantes, élargies en haut, recouvertes de peau. Ce doit être les... comment déjà?
- Les djembés, dit Emmanuel venu à ma rencontre. Ici tout est bon pour taper le rythme. Regarde.
D’autres percussions accompagnent les djembés. Un bidon de plastique, une caisse en bois, des bouteilles, une tuile d’un toit bas, et ceux qui ne jouent pas chantent, et ceux qui jouent chantent avec eux.
- Paul, tu bois quelque chose? J’ai une sangria maison.
C’est Bouki, la maîtresse de maison. Un roseau exotique. A moitié asiatique, fine, solide et souple, étonnante Bouki.
- Un grand verre!
Elle rit.
- Et toi Manu, encore un peu?
Emmanuel fait oui de la tête. Sur la table ronde, sous la tonnelle, un panier de fruit. Je n’ai pas mangé et leur fraicheur sucrée me va bien. Je résiste à l’envie de danser.
- Alors, dit Manu, tu as découvert une perle?
- Non, non, enfin, oui, je ne sais pas, je ne sais pas ce qui s’est passé, pourquoi elle était dans les gorges, pourquoi elle m’a parlé, et ce qu’elle m’a dit. Tu sais Manu, je crois que mon esprit est trop disponible. Je n’arrive pas à écrire.
- Disponible à quoi?
- Au silence des oiseau. Au vide, à l’espace que rien ne comble, en moi et autour. Je tourne en moi et nulle part où me poser.
Bouki apporte la sangria. Elle ne sait rien des inconnues. Elle sait qu’on les a vues à Oppedette, à Viens. Elles ont pris de l’essence à Banon. Un habitué des cours d’Aikido les a croisées à Saint-Christol, au-dessus de Simiane. Elles ont visité la distillerie de lavande à Cheyran. Mais personne ne sait rien de plus.
- Que veux-tu savoir? demande-t-elle. Et pourquoi?
- Je me sens cahotique depuis quelques temps. Désarticulé. Je vois Manu et sa belle concentration. Moi je tourne en rond. Il y a un fauve en moi, je ne sais comment l’apprivoiser. Quand je suis devant l’ordinateur la lumière du dehors m’appelle. Et quand je suis dehors je ne fais que le même chemin: Oppedette, Fenouillet, retour par le bois. descente vers la gorge, méditation, et retour chez moi. En route je note des phrase, puis je dévie vers autre chose, rien ne tient la durée. Envie de bouger, de marcher.
- Alors fais-le, dit Bouki. Et Elsa?
- Elsa?
- Que fait-elle dans ton manège?
- Elle y apporte le rêve.
Je me lève et prends Manu. La musique s’apaise quand nous démarrons. Si j’étais seul je ne penserais qu’à Elsa. Non ce n’est pas une bonne idée. Elle prend déjà assez de place comme cela. La route de Banon est dégagée et il fait encore clair. Avant les lacets qui montent à Montsalier, au bout de ce long bout droit, le pont sur le ruisseau est comme un dos d’âne. Il faut le prendre à pleine vitesse, passer en cinquième, pour s’envoler et jouir de deux secondes d’apesanteur. L’art du meilleur envol tient à la vitesse et au moment où l’on relâche l’accélérateur, en tout début du saut, pour amplifier l’impression d’inertie. Quand on trouve l’exact moment de ce relâchement c’est comme une extase.
Qu’est-ce qui me manque? Après quoi je tourne et tourne, à avoir besoin de bouger, à perdre la suite de mes idées?
- Tu ne m'as pas dit grand chose d'Elsa.
Je ne relève pas la remarque de Manu.
- N’as-tu pas eu envie de participer aux djembés? C’est une bonne façon de s’exprimer. Tourner en rond sans rien faire n’est pas créatif.
Décidément il sait toujours ce que je pense.
- Tu es incroyable. Quand on ne te connaît pas, tu sembles pragmatique. Je veux dire presque anodin.
- Merci! dit-il en riant.
Manu ne s’offusque pas facilement. Il se connaît et peu de choses peuvent le blesser.
- Mais quand on te connaît c’est très différent. Je ne comprends toujours pas quel fil tu suis. Comment fais-tu pour être pile là où je pense?
Manu ne répond pas. Il glisse un disque dans l’autoradio et pousse le son. Nous roulons sans rien dire pendant dix minutes. A la sortie de la zone boisée les maisons claires deviennent visibles et se rapprochent. Le village apparaît comme un dôme de lumière posé dans la nuit naissante.
Voici Banon.
(Image: Plaine lavande - Gîte de Chaloux - Picasso "Le joueur de guitare)
PS: Pas de pont, pas de bosse à Tripoli, juste une prison pour l'otage suisse de Kadhafi.