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Delphine, Romane & Elsa (partie 6)

Suite de l'épisode précédent (voir ici).

pétanque3.jpgIl y a du monde autour de nous. L’équipe de pétanque de Maurice parle haut, forte de sa victoire dans l’après-midi.

- Oh Paul! Salut Manu! Vous venez fêter avec nous? Qu’est-ce que vous buvez? Oh Pascaline! Pascaline!

De l’intérieur du café une voix de femme répond.

- J’arrive!

- On a soif, apporte nous de la fraîcheur, Pascaline.

Une jeune femme très mince, cheveux bruns et robe rouge courte, passe la porte.

- Alors Maurice, tu es le roi toi ce soir. On est à ton service, tiens. Il suffit que tu appelles pour que ça vienne tout seul. Mais ça ne vient pas tout seul, il faut des bras et des jambes. Et Pascaline elle a que deux bras et deux jambes, et cinquante clients.

- Et oui je suis le roi. J’ai tout gagné. J’ai battu la fine fleur de Banon, Sault, le Revest, il n’y  a rien d’autre à dire.

- Non mais, écoutez-le, dit-elle en riant.

Autour sur la terrasse des joueurs battus ajoutent leurs commentaires:

- Et bien, le pire c’est pas qu’il nous batte, c’est après.

- Ça c’est sûr, il n’y a qu’un coq à Banon!

- Oh Maurice, tu devrais t’inscrire au mondial à Marseille.

- Oh con, s’il descend à Marseille, il remonte plus! Il y a trop de jolie filles là-bas! Pour sûr qu’il jouera aux boules, mais pas au mondial.

La petite troupe de joueurs rit plus fort.

- Moquez-vous, moquez-vous, dit Maurice. J’irai à Marseille si je veux.

- Alors, dit Pascaline, ils boivent quoi ces messieurs?

Je me range à la majorité: un pastis. Manu fait de même.

- Deux pastis pour messieurs Paul et Manu, crie Pascaline en rentrant dans le café.
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Maurice est un personnage à Banon. Une fois par semaine il anime la soirée karaoké au camping de l’Epi Bleu, et il chante en moyenne un titre sur trois. Il faut l’entendre interpréter «Comme d’habitude» avec l’accent de Pagnol! Il tient aussi la station-service en bas de Meffre. Son atelier est un fouillis impressionnant dans lequel il trouve toujours la pièce d’amortisseur, la courroie adéquate ou la bougie nettoyée qui vous dépanne. Petit et plutôt enrobé Maurice est une boule d’énergie. C’est son premier tournoi de l’année, le premier qu’il gagne aussi nettement.

- N’oublie pas ses deux partenaires, complète Manu qui décode mes silences. Il n'a pas gagné tout seul.

En effet. Il y a Giacomo le silencieux, et le petit Henri, aussi envahissant que Giacomo est discret. Dix ans qu’ils jouent ensemble à la recherche d’une consécration. L’an dernier Maurice a aménagé un terrain d’entrainement couvert et chauffé dans son jardin pour s’entraîner l’hiver. Je n’étais pas dans la région mais les vieux racontent des parties qui pouvaient durer jusqu’à point d’heure. L’entraînement semble avoir donné. L’année commence bien. Si Henri et Maurice gonflent la poitrine, Giacomo semble d'humeur égale. J’aime Giacomo et son silence attentif. Je pourrais passer des heures avec plaisir en sa compagnie, même sans un mot. Cette pensée me ramène au livre que je viens d’acheter. Je l’ouvre et commence à lire le premier poème du recueil, celui qui lui a donné son titre: Les yeux d'Elsa.

«Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire
J'ai vu tous les soleils y venir se mirer
S'y jeter à mourir tous les désespérés
Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire»


Le premier vers passe bien. Un rythme, une image alanguie, une invitation. Mais au deuxième quelque chose me dérange. Le verbe se mirer. Mot devenu précieux et peu usité. Le son est agaçant quand on vient de lire le premier vers. Et ces soleils qui viennent s’y mirer, s’y regarder comme dans un miroir alors qu’ils sont si profonds, c’est accoler des mots seulement pour faire de l'effet. Le sens en poésie n’est certes pas logique. Mais un lien, même déroutant, serait bienvenu. Là Louis Aragon veut juste y mettre du pompeux et poser d’emblée Elsa sur un piédestal. Franchement qu’a-t-elle à faire de tous ces soleils, l’amoureuse, quand elle a devant elle les yeux de l’aimé? Un peu d’intimité et de pudeur que diable.

Pechblende_Ur.jpgS’y jeter à mourir tous les désespérés. Bon, voilà qu’elle cause la mort maintenant. Et puis encore une fois, pourquoi inviter tout ce monde auprès d’elle? Pour montrer que lui n’en meurt pas, qu’il n’est pas désespéré, qu’il est l’élu? Vanité, vanité... Je continue à lire jusqu’à ce qu’une tension me submerge. J’en fais part à Manu.

- On dit d’Aragon qu’il a écrit pour Elsa ses plus merveilleux poèmes.  Je m’inscris en faux. Je comprends pourquoi je l’ai écarté si longtemps. Tiens, écoute. Il parle de ses yeux, qu’il vient de décrire comme plus bleus que l’azur.


«J'ai retiré ce radium de la pechblende
Et j'ai brûlé mes doigts à ce feu défendu
Ô paradis cent fois retrouvé reperdu
Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes»


- On peut imaginer que le radium est l’intensité, la brillance des yeux. Mais la pechblende est jaune, pas bleue. C’est un minerai dont on extrait l’uranium. «Et j’ai brûlé mes doigts à ce feu défendu». On imagine que les yeux d'Elsa le consument comme du radium. Pourtant ses yeux ne lui sont pas défendus, au contraire. Mais évidemment cela fait mieux d’écrire défendu, comme le fruit défendu. Cela suggère une transgression. Il devait bien en inventer une puisque dans un amour partagé et attendu, il n’y a guère de transgression mais bien plus une plénitude. Et puis, brûlé ses doigts à ce feu: qu'avait-il à lui mettre le doigt dans l'oeil?

- Aragon ne semble pas te convaincre, dit Manu. Giacomo s’est rapproché et écoute.

- En effet, mais réalise donc: pour pouvoir introduire la notion de transgression il change la couleur des yeux d’Elsa, ensuite il monte sur le cheval imaginaire du chevalier amoureux et rebelle qui prend le fruit défendu. Et puis, cette posture de l’homme dominant - puisqu’il se penche - et définissant la femme, cela m’insupporte. Moi mon Elsa ne sera pas ainsi. Elle n'a pas besoin de tous ces artifices de langage qui n'expriment que la mégalomanie de l'auteur.
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- Aragon est un surréaliste, et si la poésie est déjà une liberté et une transgression par rapport aux codes du langage, la poésie surréaliste l’est encore plus.

- Ce texte n’est pas très surréaliste. Trop attendu et entendu pour cela, pas de choc de l’esprit, juste la vanité d’un homme qui pense qu'il vaut beaucoup puisqu’il a trouvé la femme la plus extraordinaire du monde. Regarde: mon Pérou, Ma Golconde, mes Indes. Ce sont forcément des lieux mythiques et riches. Le Pérou et l’or des Incas, la Golconde et ses mines de diamant. Les Indes et le Taj mahal, les Rajas, les cours richissimes. Il se prend pour un nabab l’Aragon.

- Tu pousses un peu, dit Manu. Il écrit comme il veut, cela te plaît ou non, c’est tout.

- Toi tu me dis cela? Toi dont chaque mot est choisi avec un soin d’orfèvre et posé dans la phrase comme par un sertisseur? Il a voulu écrire cela et donner un sens particulier, avec une prétention.

- Tout le monde en a une. Toi aussi.

- C’est pour cela que je me permets de le critiquer. La Golconde par exemple était une ville fortifiée, moche, dont il ne reste que des ruines et des mines de diamant épuisées. Comparer sa maîtresse à cela est tout sauf valorisant. Et la Golconde est en Inde, pourquoi ramener les Indes en plus?

Je soupire d'agacement. Giacomo m’adresse un léger sourire, sans que je puisse deviner s’il se moque de moi ou m’approuve. Il précise que la Golconde est aussi le titre d'un tableau de Magritte où l'on voit des personnages identiques flotter entre des murs et devant le ciel.

golcondeM2.jpg- Paul Eluard disait: «Le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré». Et bien Aragon ne m’inspire que du connu, sans note personnelle ou nouvelle. J’y vois du mille fois vu, ces soleils qui se penchent, ces Pérous de riches, ces désespérés qui ne servent qu’à montrer par comparaison la bonne fortune de l’auteur. Je sais aujourd’hui pourquoi je n’ai jamais persévéré dans la lecture d’Aragon. C’est une littérature de rature, déjà morte. Aragon est non seulement un opportuniste mielleux quand il dit que la femme est l’avenir de l’homme - ne laissant même pas à cette femme la possibilité de choisir par elle-même son destin, il est aussi un assassin, un assassin des mots.

Manu me connaît. Il sait que je prends parfois le mors. Mais là je le vois ébahi.

- Attends, je veux te faire entendre.

J’ouvre mon ordinateur, capte le wifi et cherche la page sur Paul Eluard.

- Tiens, voilà un poème d’amour:

«On ne peut me connaître
Mieux que tu me connais

Tes yeux dans lesquels nous dormons
Tous les deux
Ont fait place à mes lumières d'hommes
Un sort meilleur qu'aux nuits du monde

Tes yeux dans lesquels je voyage
Ont donné aux gestes des routes
Un sens détaché de la terre

Dans tes yeux ceux qui nous révèlent
Notre solitude infinie
Ne sont plus ce qu'ils croyaient être

On ne peut me connaître
Mieux que je te connais.»


Je me suis laissé gagner par l’exaltation et une partie de la terrasse s’est tournée vers nous en faisant silence. Je les regarde.

- Alors, qu’en pensez-vous? Je vais vous relire Aragon à ma manière, en essayant de lui donner un peu de vie, puis je vous proposerai un exercice d’écriture. Je fais le pari que n’importe qui peut écrire quelque chose de plus sensible que le poème Les yeux d’Elsa. Vous pouvez tous être poètes. Qui est d’accord?

Presque tous sont d’accord. Je me lève et leur fais face, et je commence à lire avec des grimaces et des accents exagérés.

 

(Images - cliquer pour agrandir: 1: Banon - OT banon. 2: Taj Mahal. 3: Pechblende - ano. 4: Golconde - ano. 5: Golconde - Magritte.)

 

 

PS: 664 jours de rétention chez Kadhaff' qui s'en moque: être otage suisse n'est pas du surréalisme, c'est de l'hyperréalisme. Max Göldi en sait quelque chose.

 

 

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