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Vers cinq heures un souffle me réveille. La faible lumière des étoiles passe par les fenêtres. La porte de la salle est ouverte. Un des rossignols chante encore. Je me lève sans réveiller Elsa et je sors. Mes yeux s’habituent à la nuit. A quelques mètres, une silhouette dans l’herbe.
- Romane?
Pas de réponse. J’approche.
- Romane, tu vas bien?
Elle se tourne vers moi en silence. La pâleur de son visage est comme une tache flottant sur l’herbe.
- Tu ne dors pas?
Je m’assieds près d’elle. La lune est couchée. Devant on devine les pentes et la vallée, et la douceur des collines. Un vent tiède chuinte entre les herbes, les touffes de thym sauvage et les lavandes éparses. Il apporte avec sa tiédeur le chant de l’oiseau de nuit. La terre est encore chaude. Tout est calme. L’éternité s’est comme posée ici.
- Paul, j’ai peur. Comment a-t-il pu savoir?
Je ne dis rien. Ce n’est pas mon tour de parler.
- Savoir pour le trio, savoir que nous chantions hier soir? Savoir que je suis d’origine israélienne? J’ai peur Paul. Il n’a plus rien à perdre. Il me cherche. Cela me rappelle mon grand-père. En 1939 il a pris sa famille, le bateau et est parti pour l’Amérique. Il m’en a parlé. Les nazis étaient entrés dans Varsovie et occupaient toute la Pologne. Il est parti dans un camion de légumes qui regagnait la campagne. Ils ont dû se cacher je ne sais pas combien de fois pour échapper aux soldats sur les routes. Une fois ils s’étaient réfugiés dans un poulailler pendant que la Gestapo fouillait la ferme. En chemin ils ont vu aussi des cadavres, des gens qui fuyaient aussi et qui n’ont pas eu la chance de ma famille. Voilà. C’est l’histoire banale d’une famille juive en Europe à cette époque. Je ne pensais pas que cela pouvait recommencer.
Dans le silence qui suit je pense que cela ne recommence pas. Que Lone est un malade mais pas une organisation politique à lui tout seul. J’aimerais lui dire des choses qui la rassurent. Mais sa remarque fait taire toute parole de réconfort:
- Et il est peut-être là, quelque part, et il attend son moment, et je suis sa proie. Il est peut-être dans les arbres là-bas. Ou derrière la maison. Il attend son moment. Et moi je dois me cacher pour survivre. Comme mon grand-père. A cause d’une religion qui ne m’intéresse même pas.
Sa voix n’exprime rien. Romane est ailleurs. Elle est dans cette glace polaire qui la fige, cette mémoire d’un peuple dans lequel le hasard l’a faite naître. Les choses se répètent, et se répètent encore. Jusqu’où faudra-t-il aller dans l’horreur pour que l’Histoire et le coeur des Hommes change?
- Que gardes-tu de ta famille?
- Que veux-tu dire?
- Comme impression, ou comme sentiment?
- Je ne comprends pas ta question.
- Et bien, quand tu penses à ton grand-père ou à ton père, quelle impression te reste?
- C'est... difficile. Je me souviens comme d’une distance. Grand-père avait été très choqué. Il a perdu ses frères et soeurs dans les camps. Il n’était jamais tranquille. Très présent mais toujours en alerte. Il avait mis... une sorte de mur autour de lui. Il remplissait l’espace avec des mots. Et avec des chansons. Oui, il chantait souvent, des chants nostalgiques. Et il parlait encore, il écrivait aussi, des contes, qu’il me lisait. Je crois que j’ai pris cela de lui: la musique et les mots.
- Et la distance?
- Quelle distance? Tu m’as trouvé distante dans les gorges?
- Non, oui. C’était l’effleurement d’un papillon. Tu gardes ta distance en ne restant pas. Enfin, c’est mon sentiment.
- Vraiment? «Ne laisse pas le soin de gouverner ton coeur à ces tendresses parentes de l'automne auquel elles empruntent sa placide allure et son affable agonie. L'oeil est précoce à se plisser. La souffrance connaît peu de mots. Préfère te coucher sans fardeau: tu rêveras du lendemain et ton lit te sera léger. Tu rêveras que ta maison n'a plus de vitres. Tu es impatient de t'unir au vent, au vent qui parcourt une année en une nuit. D'autres chanteront l'incorporation mélodieuse, les chairs qui ne personnifient plus que la sorcellerie du sablier. Tu condamneras la gratitude qui se répète. Plus tard, on t'identifiera à quelque géant désagrégé, seigneur de l'impossible.»
- René Char?
- Oui. J’ai sommeil, je vais dormir.
Romane se lève et retourne à la salle. Le rossignol s’est tu. Au loin vers le nord-est, la lumière zodiacale.
Quand je me réveille il fait jour. Elsa dort contre moi. L’herbe est sans rosée. Comme chaque jour depuis des semaines. Le peu de fraîcheur qui descend vers cinq heures du matin est déjà dissipé. Je la regarde. Elle entrouvre les yeux.
- Tu manquais, dit-elle.
(Image. 1: Triangle d’été. 2: Picasa de Provence)
A suivre.
Commentaires
une sorte de mur autour de lui. Il remplissait l’espace avec des mots. Et avec des chansons.