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Chapitre 6
Romane va vers le ravin. Ce ravin longe le chemin de terre qui va de la nationale au gîte. Un sentier descend entre les thym et les buis. Le ravin est creusé par une petite rivière, sèche pendant l’été. En bas, quelques arbres et de l’ombre. La chaleur est moins étouffante. Romane suit le lit du torrent, enserré dans des taillis et quelques rochers, avec des trous, des vasques alambiquées, des replats tapissés de sable roux et doux. Elle retrouve sa part sauvage. Cet espace réduit lui convient. Elle pense à son grand-père qui l’emmenait promener dans la forêt. Elle connaît les noms des arbres, quand ils fleurissent, où ils vivent. Ils observaient ensemble les terriers de renards. Au printemps les petits s’enhardissaient parfois à la tombée du jour. Pour les voir ils restaient jusqu’à ne plus rien voir. Et là, certains soirs, ils entendaient le glapissement des parents et quelques bruits de feuilles sèches foulées. Avec lui elle avait appris la patience. Il savait ne rien dire. Mais quand ils rentraient elle avait l’impression d’avoir tenu une longue conversation. Les mots qu’il disait, les noms qu’il donnait aux arbres, le chemin des bêtes des bois, ou comment il décrivait les cabrioles des lièvres quand la lune rencontre le crépuscule, elle s’en imprégnait, elle serrait fort ses mains dans ses poches pour garder ses mots de crainte qu’ils ne s’envolent, ou qu’elle les oublie, ou qu’un lutin facétieux ne les lui vole, car elle savait que les lutins aiment jouer des tours et que si l’on ne tient pas bien sa langue ils peuvent vous la prendre, là, plus vite que l’éclair, quand on est couché dans l’herbe et que l’on chante une comptine. Elle avait lu cela dans un livre pour les enfants bavards.
Son grand-père n’était pas bavard. Il parlait avec ses yeux. Et avec quelques paroles, toujours choisies, jamais de trop, jamais une à la place d’une autre. Quand il ne savait pas il ne parlait pas. Et quand il savait il parlait peu. Il avait écrit un livre. Une histoire extraordinaire qui expliquait la vie. Cela parlait de biologie, de philosophie, de toutes les connaissances qui faisaient peu à peu sortir l’humanité de son passé d’ignorance, de croyances, de peurs, de soumission et de sang. Elle avait reçu en cadeau son manuscrit le jour de ses quinze ans. Depuis elle l’emporte toujours avec elle. Elle le lit, le relit, comme si elle devait comprendre un message secret destiné rien qu’à elle. Elle aime les premières pages. Elle aime toutes les pages. Cela commence ainsi:
«Il y a des endroits sur Terre qui ont été arrosés de sang plus que de pluie. Pourtant ils ne sont pas rouges. Le sang s’oublie. Après quelques temps tout est normal, comme avant. Pourquoi ne sont-ils pas rouges? Et pourquoi le sang versé nous effraie-t-il?
Parce que, depuis bien avant la science, nous savons que le sang qui coule trace le chemin vers le monde de la nuit, le monde où nous ne sommes plus. Il y a cent mille ans les premiers Sapiens ignoraient d’où vient le sang. Mais ils savaient ce qui se passe quand il s’en va. Et de cela ils ont construit une représentation de ce qui est et de ce qui n’est pas. De l’Homme vivant et de l’homme mort. Du mouvement et de l’immobilité. Du chaud et du froid. Du clair et de l’obscur. Les humains ont construit une représentation du monde. En faisant cela ils quittaient leur biologie pour entrer dans l’Idée (en italique dans le manuscrit). L’Homme est devenu une idée. On ne peut plus imaginer, à notre époque, un être humain sans une représentation de lui-même. Il croit, il pense, il voit, soupèse, a des opinions, se positionne d’un côté ou de l’autre, se différencie, prend des ennemis comme on prend femme ou homme: pour exister davantage.
Du silence il est passé au son puis à la parole. Et pourtant, il y a cent mille ans comme aujourd’hui, il est formé de la même matière, des mêmes molécules recyclées. Pourquoi écris-je: Et pourtant? Parce qu’il croit être différent. Il pense avoir changé, n’être plus le même.
Une religion dit que nous sommes faits à l’image de Dieu. Cela veut-il dire qu’en regardant en nous-mêmes nous voyons Dieu? Dans le passé Dieu a reçu des noms: l’Eternel, l’Omniscient, le Tout-puissant. Aujourd’hui les découvertes fondamentales de la science changent l’image que nous avons du monde. La matière est un vide rempli de quelques particules qui tiennent ensemble par une sorte de charge immatérielle. Comment trouver Dieu, et quel Dieu, et pourquoi le chercher encore, dans cet univers dont nous croyons connaître de plus en plus mais auquel nous comprenons de moins en moins? Cet univers où la mort reste un point majeur puisqu'il fait poser une cette question: quelle est la finalité, et la causalité de l'univers? Univers fini, infini, dans l'espace, dans le temps? Pourquoi, si Dieu a créé cet univers, nous a-t-il laissé la complexité en héritage? Et si aujourd’hui, dans la ligne d’un Edgar Morin, la complexité devient en elle-même un sujet d’étude, une attitude, une référence préliminaire qui balaie les anciens dogmes politiques, philosophiques et religieux, si de nouvelles quêtes tentent d’ouvrir le cerveau à la complexité, quêtes peut-être plus importantes que la colonisation de la Lune, la complexité, soit la fin de l’absolu et des dogmes, nous rapprocherait-elle d’une nouvelle perception de Dieu? Une perception qui balbutie mais qui dans quelques siècles aura balayé les vieilles religions comme autant de fossiles de la conscience?
L’humain est une entité complexe corps-pensée, le corps étant à la fois le lieu d’expérience et d’accomplissement de la pensée. Et qu’il prie avec d’autres ou qu’il fasse l’amour, qu’il produise une musique inspirée ou qu’il fasse la guerre, le dénominateur commun est l’extase.»
A partir de là le livre établit des liens entre la structure de la matière et celle de la pensée, et argumente l’idée que l’extase est le point d’alignement entre la matière et l’esprit. Ou une porte d’entrée dans la complexité vécue, car dans l’extase réside l’unité du multiple. Tout le reste du livre traite de la nature de l’extase et des moyens de la vivre ou de s’y perdre. Le plus étrange est le deuxième chapitre. Il réécrit l’histoire humaine depuis la fin, grâce à laquelle il explique le début. Il va en sens inverse de la chronologie. Toutefois Romane trouvait cette version est un peu ardue si l’on ne dispose pas d’un premier langage ou des connaissances de base pour comprendre les constructions et les sens multiples des mots qu’il utilise.
Elle avait dit à son grand-père que c’était trop compliqué, que jamais personne ne le lirait. Son grand-père était très sensible à l’avis de Romane. Il savait qu’elle voyait au-delà du regard, même si elle ne le savait pas encore. Alors il a recommencé à l’écrire en simplifiant son langage. Pendant des années ils reprenait des paragraphes. A chaque fois il ôtait les mots qui n’étaient pas absolument indispensable à la vie. A la fin, à force d’épure, il ne resta qu’une centaine de pages poétiques et sybillines. Il prit alors conscience du langage non comme un aboutissement mais comme un exercice de la pensée. Tout ce qu’il avait tenté en parlant si peu, cette sorte de quête du langage absolu qui pouvait tout contenir en quelques mots, peut-être même en un seul mot, ou en un silence, était une idée erronée. Donner ce rôle au langage c’est brider la pensée, la réduire à une tête d’épingle.
Quand il sentit sa mort venir il communiqua longuement ses réflexions à Romane. Il fit son autocritique. Il lui recommanda de parler, de parler beaucoup, même si elle se trompait parfois, quelle importance, c’est en parlant, en essayant, que la pensée se forme et se développe. Lui n’avait su que donner des informations ou faire de l’esthétisme. Mais il n’avait pas parlé. Pas de l’important: de lui, de l’amour, du temps, des nuages, de la course des fourmis, du travail, de la peine, enfin de tout ce qui fait la vie. Il en était triste. Peut-être amer. Il avait l’impression de s’être trompé et d’avoir donné de mauvais conseils.
La tristesse de ce grand-père qu’elle adorait avait déstabilisé Romane. Elle décida de suivre ses conseils: elle se mit à s’exprimer dans une abondance irrépressible, presque avec frénésie. C’est ainsi qu’elle a commencé à écrire et à composer. Et à sentir comme une urgence en elle. La tristesse de ce grand-père avait déclenché un signal d’alarme. Une angoisse. Elle avait reçu de cet homme vivant une paix formidable, en mourant il lui léguait une souffrance inattendue. Depuis sa mort, il y a huit ans, elle vit avec cette urgence d’exprimer, cette inquiétude de vivre.
Au-dessus d’elle une cigale chante. Non, trois, quatre cigales. Comment savoir? Enfant elle les aurait trouvées et comptées en quelques secondes. L’urgence l’a débranchée de ses perceptions. Alors, tapie là, dans le fond sec de ruisseau, entourée de taillis serrés, elle se sent soudain un pelage. Jaune-brun. Et des griffes aux doigts, aux orteils. Des oreilles pointues terminées par une touffe de poils. Un chat. Enfin, un gros chat. Un lynx. Elle est devenue un lynx. Le lynx en elle repère à l’instant deux cigales, une au-dessus de sa tête, l’autre plus loin vers le sommet de l’arbre. Elle ne comprend pas comment elle est entrée dans une conscience de lynx. Elle reste lucide. «Je suis Romane, sous un arbre, en Provence, et je dispose des facultés du lynx.» Elle écoute plus loin. La route à deux kilomètres. Elle entend les voitures comme à côté d’elle. Plus loin encore, vers Simiane. Des voix, dont elle ne comprend pas les mots mais entend distinctement l’intonation. De l’autre côté il y a le rire d’Elsa, pourtant séparée d’elle par la colline.
Et cela cesse. Elle n’entend plus aussi loin. Mais quelque chose est né en elle. Une joie l’envahit, elle remonte le sentier en courant et criant. Elle bondit presque comme un félin. Arrivée près du gîte, elle comprend que son urgence va la protéger. Elle doit retrouver le lynx, et savoir entendre loin, très loin. Reconnaître les dangers et les éviter. En écoutant loin elle peut anticiper sur la menace. Le lynx est un animal très difficile à attraper.
Ses yeux brillent, elle est grande comme le paysage. Une pensée vient en elle: «Je suis invincible.»
A suivre.
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