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Cancer: le manque d’émerveillement

J’attirais l’attention jeudi soir sur le retour de la Boîte à musique de Jean-François Zygel. En plus de l’intelligence de cette émission, du concentré de talent, de la beauté et de l’intérêt des prestations, quelque chose en particulier m’a touché.

Pauline_(chanteuse).jpgCela a commencé par la chanteuse Pauline, puis par Zygel, puis pas le quatuor des Tambours de la Lune et leurs instruments étranges, par cette cantatrice joyeuse, par le saxophoniste basse improvisant avec André Manoukian un air inspiré, et par ce pianiste qui joue Chopin avec un mélange de profondeur, de sensibilité extrême et d’incroyable légèreté, et qui interprète Satie avec le clair humour qui convient.

Dans tous ces visages, dans leur manière d’être, je lisais l’émerveillement. Pauline: une sorte d’émerveillement permanent. Comme dans les regards et sourires d’enfants. Chez tous et toutes il y avait cette part d’émerveillement qui est à mes yeux - et à mon coeur - une attitude essentielle de la vie. Emerveillement de la vie, de la beauté des choses, de l’amour. Alors, je réalisais que ma propre faculté d’émerveillement a été émoussée.

Dans l’émerveillement il y a un bout d’innocence. Je pense avoir gardé longtemps cette innocence. Certains lui tordent le cou dès la puberté, à l’innocence. Moi je l’ai prolongée. Elle ne m’a pas quitté quand j’ai pris ma vie en main et suis allé au charbon. J’entends par là le fait de s’engager dans la vie, de descendre des idéaux pour les réaliser dans le concret, de prendre parti après avoir été dans la globalité insouciante et indifférenciée, de mener ses batailles, de faire ses ego trips et se prendre pour quelqu’un d’important. Malgré cette usure naturelle du merveilleux, malgré cette «pastelisation» de la brillance des étoiles dans les yeux, malgré cette liste qui s’allonge de nos limitations et malgré les parts de moi que n’habite aucune fierté, j’ai longtemps gardé au moins un hémisphère cérébral dans le ciel.

Les expériences vécues m’ont pourtant régulièrement ramené au sol. Et pas de la manière la plus douce possible. Mais je ne voulais pas me départir de cette disponibilité au bonheur - ce que je nomme innocence. Ou bien ne voulais-je pas entendre ce qu’il me fallait découvrir sur moi-même et prendre en compte? J’ai gardé les étoiles dans mes yeux jusqu’à cette expérience proprement hallucinante d’une accusation infondée, où ce n’est pas au sol que j’ai été projeté mais au moins au sous-sol, voire sous la terre par moments.
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La part d’innocence était justement visée, mitraillée, bombardements en vagues successives dont l’issue reste incertaine jusqu’à la dernière seconde. Et jeudi soir je prenais conscience de cette perte d’une partie de ma faculté d’émerveillement. Un long stress a gratté et usé quelque chose, une vilenie a laissé des résidus, et je mets cela en relation avec le cancer dont j’ai été opéré cet hiver.

Mais qu’est-ce qui, en moi, avait permis à cela de se produire? Quelle attitude ou disposition avait ouvert la porte à cette fragilisation? Il y a du point de vue familial une suspicion envers l’homme, cela depuis plusieurs générations, dont j’ai été longuement fragilisé. J’y travaille depuis des années mais il faut du temps pour aboutir. Il y a aussi quelque chose dont j’ignore encore l’origine mais qui est peut-être un mécanisme naturel de vie: me lancer et m’exposer, prendre des risques grâce auxquels à la fois je réalise un projet et je me réalise personnellement.

J’ai aussi tendance à fonctionner à l’émotion plus qu’à la raison en cas de stress important. Or, j’engendre moi-même certains de mes stress. Quand par exemple j’écris des billets polémiques, quand je me permets d’être acide à propos d’un féminisme trop revanchard à l’encontre des hommes, quand je pars en guerre contre une pensée politique, personne d’autre que moi-même ne me soumet au stress du conflit. Or, si certains stress me sont utiles, d’autres produisent en moi un tremblement déstabilisant, me congestionnent l’esprit et me rendent vulnérable. C’est là où l’exposition devient dangereuse pour moi. C’est ma limite.

busard93-vol-au-dessus-des-bles-.jpgJe constate donc que parfois je m’éloigne moi-même des conditions de l’émerveillement, quand je suis trop dans le conflit. Par exemple, je n’aime pas spécialement la politique. Elle n’est pas affaire d’émerveillement mais de combats, de calculs et d’idéologie. Pourtant j’écris parfois sur des sujets de société qui ont des implications politiques. Je le fais car je ne suis pas absent du monde et je ne veux pas me taire ni laisser la parole aux seuls spécialistes. Mais le plaisir superficiel de la polémique contient aussi la déstabilisation dérangeante du tremblement intérieur.

Je n’ai pas encore décidé de renoncer à user parfois de polémique pour critiquer, à ma manière, certains aspects de notre monde. «A ma manière»: c’est la manière justement qui doit évoluer, pas le fond. Agir sur la manière fait aussi évoluer le fond. C’est ainsi en coaching: modifier l’attitude mentale ou corporelle modifie naturellement le fond par rétroaction.

J’ai déjà reçu des suggestions précieuses en ligne et hors-ligne suite à mon dernier billet sur le sujet du cancer. Un pas de plus s’effectue: j’ai vu jeudi soir pendant cette émission que l’émerveillement est une attitude intérieure dont je ne peux faire l’économie. Que pour la retrouver de manière plus complète je dois continuer à nettoyer les résidus du poison moral dont ma vie a été l’objet - et le plus difficile pour cela est de pardonner - et à nettoyer ce que je crée moi-même et qui peut être blessant. Je vois aussi que j’aurais profit à modifier davantage certaines manières de m’exprimer et d’être au monde.

Ce matin je vois plus précisément sur quoi me brancher: plus de paix, plus d’émerveillement, sans diminuer mon envie d’aller de l’avant. La paix, même en abordant les choses conflictuelles. Je me méfierais d’une conception trop passive de la paix, produisant une attitude amortie. Je ne voudrais pas faire taire quelques légitimes colères. La paix n’est pas cet amortissement de l’être: elle est une disposition dynamique.

Catégories : Santé 9 commentaires

Commentaires

  • Très beau billet, Hommelibre! Il faudrait cultiver sans cesse l'émerveillement. Malgré le monde. Malgré les autres. Et malgré nous! Amitiés.

  • Merci jmo. Hum... 2 fautes à corriger...

    Et malgré nous. En effet. C'est un joli message qui est venu à ma conscience avec l'émerveillement. Même blessé on peut continuer à s'émerveiller.

    A mettre en pratique maintenant. C'est une excellente balise pour moi.

  • jmo, j'ajoute aussi que lucidité peut rimer avec légèreté. Lautréamont, Baudelaire,Céline, Michaud, et d'autres, ont formé un pattern où lucidité est associé avec sombre et dédain. C'est devenu une rengaine, un lieu commun, même plus besoin de contenu, le ton suffit! Or pourquoi ne pas associer lucidité avec amour de la vie, légèreté, comme il me semble Rimbaud a su le faire? Ou Bobin d'une toute autre manière, Giono, Camus (malgré les apparences), et d'autres?

    Well well, il y a du travail à faire là! la littérature peut encore servir à quelque chose, avoir du sens! Malgré Levy, Gavalda, etc.

  • "J’ai aussi tendance à fonctionner à l’émotion plus qu’à la raison en cas de stress important".
    Pour rencontrer une dimension plus intime de soi, il vaut la peine de ressentir le sentiment caché dessous l'émotion. Si nous écoutons le vocable "émotion", nous constatons qu'il y a "ex-motion", c'est-à-dire un mouvement qui va vers l'extérieur. Or, ce mouvement psychique est stimulé par un mouvement intérieur une "in-motion" qui est le sentiment. Prenons l'exemple de la colère au cas où quelqu'un ne vient pas au rendez-vous. Dessous la colère qui est une ex-motion bien visible ou audible peut se cacher le sentiment d'abandon.
    Il ne s'agit pas seulement de le nommer mais surtout de l'éprouver sans s'identifier à lui "je suis abandonné" mais seimplement je me sens abandonné.
    Une grande énergie de vie peut alors recirculer et une intuition apparaître.
    Ainsi l'intuition sera bien plus efficace que la raison raisonnante.
    D'accord, ce n'est pas très simple de l'expliquer mais en vivant cette démarche, on perçoit que notre être affectif profond peut croître.
    Bon dimanche à vous!

  • Encore un billet touchant, interpellant, instructif, HL ! Perso, je ne pense pas qu'il existe une scission entre raison et émotion dans le sens qu'il y a une intelligence de l'émotion, porteuse d'un sens intentionnel. Par ex., avoir mal ne vehicule pas seulement une info "rationnelle" mais signifie quelque chose de notre
    Être au monde fait de chair. C'est un mystère mais non pas forcément irrationnel. La douleur d'exister ne veut pas dire qu'on soit faible, seulement notre finitude, élément qui ne ressort pas de notre volonté. Je pense aussi que nous vivons dans une société complètement folle et que l'individu ne peut pas seul faire autrement, ni réinventer la roue ... La maladie dit des choses sur cet état de f ait bien plus que sur l'absence de qualités personnelles. Bravo pour votre courage de vous exposer ainsi, avec autant de générosité!

  • @ hommelibre:

    "j'ajoute aussi que lucidité peut rimer avec légèreté. Lautréamont, Baudelaire,Céline, Michaud, et d'autres, ont formé un pattern où lucidité est associé avec sombre et dédain. C'est devenu une rengaine, un lieu commun, même plus besoin de contenu, le ton suffit! Or pourquoi ne pas associer lucidité avec amour de la vie, légèreté, comme il me semble Rimbaud a su le faire?"


    Vous nous aviez habitués à plus de "ET" que de "OU"...!

    Qui disait déjà que l'on peut tout à fait être/penser 'ceci' ET 'cela', et qu'il ne faut pas invariablement traiter les sujets, les gens par la lorgnette du "ou" exclusif...? Mais qui était-ce donc...??? ;o)


    On peut être sombre et lucide ET capable de s’émerveiller face à la vie... La preuve? Bibi!

    Mais on peut également être léger et obtus ET blasé par la c*nnerie humaine... La preuve? Re-bibi!

    Comme dirait la Grande Faucheuse: tout n'est qu'une question de lieu et d'heure... (Pardon pour cette image un peu lugubre...!)


    Quant à la posture quelque peu affectée des artistes (romantiques?), c'est indéniable... Par contre, je ne suis pas sûr que Rimbaud fut beaucoup plus primesautier que ses illustres "copains de chambrée"... ;o) Ou bien?



    Au plaisir de vous lire.



    =:oB

  • L'Avis de Brian:

    En effet vous m'épinglez justement sur le Et et/ou le OU. Je ne sais pas s'il est possible d'être vraiment dans le sombre voire le déni d'humanité de l'humanité et être dans le léger. Enfin je doute que l'émotion que véhicule Céline puisse coexister avec la légèreté.

    Peut-être aurait-il été utile que je définisse d'abord ce que j'entends par lucidité, ou plus précisément sur quoi elle porte l'attention. Mais je viens de rouler 6 heures et je ne vais pas m'y lancer maintenant.

    Peut-être transitoirement devrais-je composer parfois avec le ET/OU...

    En ce qui vous concerne je ne vous ai pas vraiment associé avec le sombre, ou alors vous le transcendez par l'humour?

    Bien à vous.

  • Oui Micheline, il y a quelque chose d'autre à décoder dans le "J'ai mal", et dans nombre de signes que la maladie présente. On peut même imaginer ou observer que nous sommes à langage multiples.

    Que voulons-nous dire d'autre quand nous disons une chose? Un peu abstrait, mais on peut concrétiser. Par exemple que voulons dire d'autre quand nous disons Je t'aime?

  • Marie-France, en effet il y a dans l'émotion un signe autre que le premier signe apparent. Cela rejoint d'ailleurs le comm de Micheline et ma réponse. Après, le ressentir plus que le penser, en effet, si l'on veut pouvoir digérer, accueillir, et désamorcer.

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