Je continue à explorer la dimension intérieure convoquée par l’apparition d’un cancer, ainsi que le questionnement et les pratiques qui me paraissent utiles après mon opération de janvier dernier.
J’ai souvent considéré qu’une tumeur cancéreuse était un signe de désordre, dans le sens d’une désorganisation. La tumeur se construit de façon aléatoire, sans but ni fonction particulière qui puissent être intégrés dans l’économie de l’ensemble du corps.
Normalement le corps est cohérent: il crée ce dont il a besoin et rejette ce qui lui est étranger ou inutile. D’une manière générale on dit qu’il défend le Soi (ou son intégrité) contre le non-Soi. Un virus est dans le monde du non-Soi. Dans la tumeur le corps produit des tissus qui ne lui servent apparemment à rien mais qui viennent de lui. Ce n’est pas du non-Soi mais ce n’est pas organisé, pas cohérent avec l’ensemble du corps.
Il y a un désordre.
Certaines personnes vivent relativement bien avec le désordre, qu’il s’agisse de désordre matériel, des idées ou des émotions. Un certain désordre évite de trop cloisonner le monde, les activités, les ressentis. Il peut être créatif en laissant «traîner» des choses psychiques qui grâce à cela en rencontrent d’autres, créent des associations (intuition, nouvelles connexions de synapses dans le cerveau) et s’adaptent facilement au monde.
Mais un stress fort ou prolongé peut modifier cet équilibre du désordre. Ce qui tenait ensemble par le mouvement créatif se sépare et le désordre devient facteur de désorganisation. Désorganisation dans la gestion de sa vie et dans le fonctionnement du système nerveux. Une faille s’ouvre où un virus ou un agent cancérigène peut favoriser le développement d’une tumeur.
Pourtant une part de désordre est nécessaire à la vie. Un monde trop rangé, où tout est tellement à sa place que plus rien ne communique ensemble, est une autre forme de maladie, une rigidité, une sclérose, à terme une stérilité.
J’ai connu ce point où un certain désordre naturel et créatif - que je préfère nommer la part du vivant, en références aux herbes sauvages qui poussent où bon leur semble sans en faire un jardin à la française - a débordé mes capacités de le gérer. Quand notre réalité est déniée, quand le mensonge devient loi, quand le monde est à l’envers, le désordre, le mauvais désordre, peut s’installer et envoyer des signaux incohérents au corps. Dans cette étape j’ai vu que le désordre n’est pas seulement la «part du vivant»; il peut aussi être une forme d’inaccomplissement intérieur: ne pas ranger ce que je viens d’utiliser, c’est ne pas aller au bout de mon action.
C’est une profonde réflexion et remise en question. Réflexion qui se déroule pendant la lecture du livre de Douglas Hofstadter que m’a conseillé Greg, que je remercie ici: Gödel, Escher, Bach, les brins d’une guirlande éternelle. Livre dans lequel j’avance très lentement car chaque page me fait scanner une partie ou une autre de mon fonctionnement ou de mes expériences de vie. Cela prend du temps. Par exemple, je médite sur ma résistance aux maths depuis gamin. Les maths représentaient l’ordre, les choses immuables, impénétrables. Mal enseignées peut-être. Mais j’étais plus littéraire. Dans l’écriture il y a cette marge d’inachevé que le lecteur prolonge, ces liens invisibles qui s’établissent entre les mots, les images et le psychisme. Il y a tous ces mots non dits auxquels les mots écrits renvoient. Un texte peut en susciter un autre, et ainsi de suite. C’est un système ouvert. Il n’est jamais abouti, il n’y a que des paliers, et des espaces. Dans les maths il me semblait être devant un monde fini. Un Théorème, soit une affirmation démontrée, n’offrait plus aucun espace.
Avec Hofstatdter je découvre que les maths peuvent être autre chose et que ce n’est pas un système si fermé. Et que les liens entre maths, philosophie, musique, peuvent être passionnants!
Bref, je revisite certains de mes modes de fonctionnement.
Et question remettre de l’ordre, le travail n’est pas qu’intérieur: il est aussi dans la matière. Alors je réorganise mon bureau au travail: tri, nettoyage, poubelle, bref, une épreuve avec des résistances, des coups de fatigues, des évitements, des euphories aussi. Une mise en mouvement. J’ai quelque part la chance d’avoir su, depuis l’adolescence, utiliser les épreuves difficiles et en faire quelque chose d’utile. Je ne suis pas arrivé à transformer toutes les difficultés, toutes les blessures. Mais j’essaie de continuer. Je crois par expérience que les difficultés peuvent nous déshumaniser, ou qu’au contraire elles avivent notre humanité. Il faut en choisir le bon côté. Ce fonctionnement-là me va bien.
Ecrire m’aide à mettre de l’ordre. La musique, certaines musiques aussi. Travailler avec les gens, contribuer à ce qu’ils aillent mieux, à ce qu'ils se déploient et prennent leur envol avec tous leurs talents. Là je suis bien, je suis dans la part du vivant.
Commentaires
Avez-vous eu connaissance du livre de Davide Servan : Anticancer.
http://www.guerir.org/Members/david_servan_schreiber/anticancer-1
Tal, oui, j'ai commencé à le lire. Il a déjà bien exploré la question et il y a beaucoup de choses intéressantes à prendre.
Merci pour votre billet plein d'humanité et qui donne à penser.