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Delphine, Romane & Elsa (partie 34)

Episode précédent: voir ici.

- Messieurs, certains connaissent déjà Monsieur Paul. Sa femme ici présente est l’amie de la personne menacée par Lone. Ils sont donc très concernés. Vous pouvez parler librement devant eux au sujet de la battue que nous ferons dès demain.

Certains de ces hommes ont le visage rouge, les lèvres tremblantes. La solennité de la cause les impressionne. Ils n’ont jamais chassé autre chose que des lièvres, quelques chevreuils et du sanglier. Mais chasser un homme, ça, ils ne savent pas. Ils ont peur. Peur de cette responsabilité: devenir des justiciers. Leur vie est sans grande histoire. Ils ont épousé des femmes de la région, au plus loin de Cavaillon s’ils ont rencontré une célibataire en vendant leurs fromages sur le marché. Ils ont fait des enfants comme la nuit fait le jour, naturellement, ignorants de tout ce que le monde moderne propose de psychologues et de théories. Ils parlent des fêtes saisonnières, du vent, de cette chaleur  qui envahit jusqu'aux caves, du froid de l’hiver quand le vent du nord mord ce plateau en déboulant de la montagne de Lure. Il jouent à la pétanque le samedi, prennent l’apéro le dimanche midi. Certains vont au café comme d’autres à la messe: pour se rencontrer, parler, décharger les soucis, rire avec les filles. Communier, quoi. Ils ne sont ni des héros ni des bagarreurs. Certains ont le regard farouche et les joues sombres. L’immobilité totale de leurs yeux révèle une tension dure comme du métal. Ceux-là n’hésiteront pas. Ils ne feront pas de cadeau. La proie est dangereuse. La proie est une bête sauvage, une bête folle. Une menace. Cela ne peut pas continuer.

Guerre1.jpgJe regarde l’un après l’autre les visages. La sueur perle sur des fronts, la gorge s’agite sans pouvoir avaler la salive trop abondante. L’un cligne des paupières à la vitesse d’un stroboscope. Pierroun est là. Les yeux fermés. Plongé dans ses visions. Maurice prend les initiatives.

- Il faut s’organiser. Nous ne pouvons pas chercher sur tout le plateau. Nous devrions pousser jusqu’à Sault, redescendre vers Lagarde-d’Apt, bifurquer vers Forcalquier, remonter vers Saint-Etienne-les-Orgues. C’est trop grand.

- Oui, beaucoup trop grand. On ne l’attrapera jamais comme ça.

- Il faut donc nous organiser intelligemment, Messieurs, et délimiter le champ de nos recherches. Je propose donc que l’on mette en place un réseau d’observation. Nous devons être trois pour recevoir les coups de téléphone et mobiliser rapidement notre commando. Faites passer la consigne tous azimuts: regarder partout, observer, et dès qu'on voit un homme qui ressemble à Lone, à pieds ou sur sa moto, on nous téléphone. Nous aurons besoin de détails: s’il est immobile, s’il roule et vers où, bref tout ce qui permettra de le localiser. Nos voitures doivent être prêtes, le plein fait. Chacun connaît son équipe. C’est compris?

Tous acquiescent.

- Pierroun, vois-tu quelque chose?

Un long silence,. Chacun attend un signe, une parole. Mais Pierroun reste immobile.

- Bon, fait Maurice. Vous préparez vos fusils de chasse. Soyez prêts pour pister notre gibier même la nuit. Je veux des résultats. Demain au plus tard il doit être localisé. Des questions?

Un homme grand que je ne connais pas nous fait ses recommandations:

- Ne tirez pas trop vite. Blessez-le. Il ne doit pas nous échapper. Pour la police vous serez en légitime défense. Quand vous êtes assez près de lui montrez-vous, provoquez-le. S’il vous menace vous pouvez vous défendre. Messieurs cet homme n’est pas un homme. Il a tué deux fois. Il veut continuer. C’est lui ou nous.

- Bon, dit Maurice. Rentrez chez vous et soyez à l’écoute de votre téléphone. Laissez les portables branchés toute la nuit, chargez-les en rentrant. Monsieur Paul vous serez des nôtres j’espère.

Je réponds oui. Sans fusil. Je ne chasse pas, je ne veux pas de fusil. Mes mains suffiront.
fusil1.jpg
- Comme vous voulez mais laissez-nous prendre les devants. Messieurs, activez notre réseaux sans dire à personne que nous serons armés. Allez, au revoir!

Les salutations sont sobres. La salle se vide. Elsa lit un message sur son téléphone.

- Paul, il y a une fête au gîte ce soir. Ils nous attendent.

Elle semble agitée et pressée. Je ne connais pas encore cette impatience. Je prie Maurice de nous excuser, nous devons partir. La voix de Pierroun s’élève alors, par petites phrases découpées.

- Il n’est pas loin, il fait nuit, il rôde. Il cherche sa proie. Il est tout près. La petite est en grand danger. Monsieur Paul, écoutez le silence. Ecoutez la nuit. C’est vous, c'est à vous. S’il n’est pas déjà trop tard. Ecoutez la nuit. Le cri des ténèbres. Oh mon Dieu, il est là, il est là!

Pierroun se tait. Lâche un sanglot. Le silence. Un autre sanglot. Le silence encore.

- Il fait nuit. Je ne comprends pas ce que je vois. Ecoutez la nuit. L'entendez-vous? L’entendrez-vous à temps? Saurez-vous ce qu’il faut faire? Mon coeur se serre. Pourquoi? Pourquoi?

Il se tait à nouveau et s’en va lentement. Nous sortons aussi. Il ne fait pas nuit. De quelles ténèbres parle-t-il? Elsa me tire vivement vers la voiture. Je salue Maurice, je la suis. En voiture son impatience éclate, elle m’interroge.

- Paul tu veux vraiment participer à cette battue?

- Oui. C’est important.

- Mais ils vont le tuer! L’abattre comme un chien. Es-tu un criminel?

- Non Elsa. J’y vais pour éviter cela. Il faut l’attraper et le remettre à la police.

- Ils le tueront et tu seras complice. Tu es seul, ils sont vingt.

- Je dois le faire.

- Que veux-tu dire?

- Je ne sais pas. Une obligation intérieure. Comme si cela m’était demandé.

- S’ils le tuent que feras-tu?

- Je ne dirai rien. Chacun se débrouillera avec sa conscience.

- Et moi, Paul, comment pourrai-je te regarder en face si tu deviens complice de tueurs?

- Pense à Lone, à ce qu’il a fait. Pense qu’il est prêt à tuer Romane. On ne sait pourquoi mais c’est la réalité. Peut-être sera-t-il mort demain. Une décharge de chevrotine dans le coeur. Ici les gens se défendent Que veux-tu leur reprocher? De tuer avant d’être tués? C’est lui ou eux. Lui ou Romane. Quel autre choix proposes-tu?

- Aucun. J’ai besoin de réfléchir. Il y a des chemins que je ne  veux pas prendre. Tuer fait de nous des tueurs, quelles que soient nos raisons. Je ne veux pas être une tueuse.

- Le monde n’est pas si facile. Il peut être dur, dangereux.

- Je sais. Mais devons-nous reprendre sa dureté à notre compte et perpétuer la menace?

- Tu as un rêve, Elsa.

coquelicot-4.png- Oui Paul. Je rêve d’un monde où les humains cessent de se faire délibérément du mal. Seulement cela, rien de plus. Je ne demande pas la lune.

- J’aime ton rêve. Je le partage. Mais je ne peux imaginer que Romane soit en danger, qu’elle ne puisse plus vivre normalement.

- Tu pourrais donc encore faire du mal.

- C’est possible.

- Même si tu le fais pour une bonne cause tu perpétues la souffrance.

- Et si une armée t’attaque, n’est-il pas juste de te défendre? Et pour cela de tuer peut-être? Les animaux ne le font-ils pas pour survivre?

- Je ne sais pas. Je n’ai pas de réponse à cela.

- C’est grâce à ceux qui sont morts et qui ont tué que nous sommes ici, vivants, libres de nos choix, de nos paroles et pensées, de nos déplacements.

- Peut-être as-tu raison. J'aime la vie, passionnément. Mais je ne sais pas si j’ai envie de survivre grâce à la mort de quelqu’un d’autre. Le prix est trop élevé.

Je prends sa main. La route est déserte. La chaleur toujours aussi lourde, aussi intense et brûlante qu’à midi. Il semble même qu’elle augmente.

- Je te comprends. Tu ne pourrais pas m’aimer si je suis parmi les tueurs.

- T’aimer? Bien sûr que je pourrais t’aimer Paul! Mais t’estimer? Je n’en suis pas certaine.

- Alors je te promets de me tenir à l’écart et de tout faire pour capturer Lone sans le tuer. Cela te va?

Dans le silence qui suit je sens Elsa tourmentée, contradictoire. Elle ne dit rien mais sa main parle. Nous restons sur ce dialogue inachevé. Chaloux est là et le son des djembés voyage sur les prairies et dans la vallée.


A suivre.

(Tous les épisodes ici)

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