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Delphine, Romane & Elsa (partie 35)

Episode précédent: voir ici.

Chapitre 10


Tout le monde est sous la tonnelle. Les joueurs de djembé d’un côté de la grande table ronde, les auditeurs de l’autre. Au milieu, danseurs et danseuses s’époumonent dans une débauche corporelle étourdissante, vêtements mouillés de sueur, collés à la peau. Sur la table Aïcha tourne et tourne encore comme les femmes de là-bas, dans certains villages de l’Atlas. Nous rejoignons Manu et Romane assis à ses pieds. Les musiciens ne jouent pas selon les règles: ils inventent leur musique et leurs rythmes et chantent une mélopée hypnotique d’où surgissent des paysages grandioses, montagnes rouges aux murailles abruptes, plaines infinies, accouplements étincelants de chevaux sauvages, fleuves si vastes que l’autre rive est inaccessible au regard, longues routes filant dans le désert comme des chemins initiatiques, voix des nations inconnues qui ont peuplé la Terre, il y a longtemps, quand les soleils roulaient dans le ciel sans autre signification que le feu du jour et le sombre de la nuit.

La musique est puissance et pulsion. Elle est une légende qui vient des entrailles de l’argile pour former des géants à la tête nue et au yeux brillants comme le métal dans la forge. Ici le monde se crée à nouveau. Une humanité naît à chaque frappe sur la peau des tambours, à chaque geste lancé par des danseurs qui glissent vers la transe. Ici la chair s’épanche, les esprits sont lavés des gravats de la vie, les gorges aspirent l’air comme une eau de source, comme le lait va de la mère au ventre du nouveau-né. La musique est un lait, une nourrice. Elle remplit jambes et bras et chasse la fatigue, fruit d’exploits inaccomplis. Car l’inaccomplissement est un épuisement, comme une naissance qui n’en finit pas, l’attente d’un terme qui ne vient pas, une délivrance refusée. Une naissance qui ne passe pas la porte de la vie. Nous devrions mourir à la mère et renaître au monde. Mais nous mourons de tout ce qui n’est pas accompli, pas fini en nous, de cet inaccompli qui barre le chemin et ferme tout passage vers autre chose. Nous avons besoin d'accomplissements comme le printemps a besoin de l'hiver. Un nouveau cycle commence quand l'ancien s'accomplit et s'achève. Nous devrions toujours bien terminer ce que nous avons commencé.

danse-djembé.jpgIci chaque intention va au bout d’elle-même. Chaque ébauche de rythme est reprise indéfiniment pour en explorer toutes les déclinaisons, tous les possibles, et l’on y revient tant que tout n’est pas visité, tant que le tour n’est pas achevé. Il n’y a aucune frustration: seulement la plénitude qui s’accomplit de seconde en seconde, sans peur d’un arrêt prématuré. Un musicien qui trouve un motif est soutenu par les autres joueurs, laissé à sa libre création jusqu’aux confins de son exploration. Il trouve sa place jusque dans ses hésitations. Et quand le dialogue s’établit avec les danseurs et les danseuses il se passe comme une densification de l’air, un arrêt du temps. Une lumière immanente enveloppe la tonnelle. Alors chacun participe, en frappant sur tout ce qui est à portée de main, en improvisant de la voix, en bougeant à sa manière. Chacun invente son propre modèle.

- L’important n’est pas de ressembler à ce qui se fait déjà: l’important est d’être soi, libre, plein, dit Manu qui a encore une fois capté mes pensées. Tu vois, Paul, depuis des années j'écris de manière assez classique. Ce que je vis ici, et ce soir, me bouscule. Aïcha aussi me bouscule. Quelque chose change dans ma perception de l'écriture.

Je souris. Manu commence-t-il sa révolution culturelle? Je le vois taper sur la table, attraper le rythme, fermer les yeux, balancer son corps.

La musique ne trouve de pause qu’à l’aboutissement du thème. Cela prend presque une heure. Aïcha profite d’un changement de musicien. Elle descend de la table sous les applaudissements et monte rapidement vers la cuisine. La musique recommence, plus calme: l'on s’arrose abondamment d’eau fraîche et l’on boit du punch ou de la sangria préparés pour l’apéritif. Je prends Gilles à l’écart.

- Je dois te dire quelque chose. Les filles ont un problème. Au sujet de leur hébergement. Elsa m’a dit qu’elles n’ont pas l’argent pour vous payer. Leur budget couvrait exactement la location de leur chambre d’hôte. Je sais qu’elle n’aimera pas mais je souhaite payer pour elles, avec Manu s’il veut bien.

- C’est réglé, Paul. Nous avons trouvé un arrangement avec Aïcha. Elle travaille à la cuisine en échange de leur séjour.

Aïcha. Elle ne vient pas avec nous, est toujours occupée: c’était pour cela. Elle se sacrifie. Comme elle est loin, cette Aïcha, loin de celle qui restait sur le seuil sans entrer ni sortir.

- Elle nous a demandé de rester discrets. Nous voulions offrir le séjour vu les circonstances. Elle n’a pas accepté. Elle a même menacé de quitter le gîte si nous insistions.

- Que pouvons faire pour elles?

- Rien. Il n’y a rien à faire.

- Que vas-tu dire à Elsa et Romane?

- Qu’elles sont nos invitées. Que c’est ainsi que l’on conçoit la vie chez nous.

Aïcha revient de la cuisine avec deux grands plats au fumet captivant.

- A table! Place, place! C’est prêt.

La musique cède au mouvement: amener les assiettes, les verres, à boire. Le repas est l’occasion de grandes discussions et de rires. Elsa me demande où j’étais. «Je parlais avec Gilles.» «De quoi?» «Au sujet de l’argent. Vous êtes ses invitées et cela ne se discute pas.» Elsa est soulagée, et touchée. Elle porte un toast en l’honneur des hôtes de la maison, repris par tous les membres du groupe.

La soirée continue, un programme est improvisé. Chacun apporte ses talents. Romane semble s’être reprise. Habillée de couleurs et d’habits à franges elle parle même avec une aisance inattendue et propose de déclamer un texte de René Char:

- «Ne laisse pas le soin de gouverner ton coeur à ces tendresses parentes de l'automne auquel elles empruntent sa placide allure et son affable agonie. L'oeil est précoce à se plisser. La souffrance connaît peu de mots. Préfère te coucher sans fardeau: tu rêveras du lendemain et ton lit te sera léger. Tu rêveras que ta maison n'a plus de vitres. Tu es impatient de t'unir au vent, au vent qui parcourt une année en une nuit. D'autres chanteront l'incorporation mélodieuse, les chairs qui ne personnifient plus que la sorcellerie du sablier. Tu condamneras la gratitude qui se répète. Plus tard, on t'identifiera à quelque géant désagrégé, seigneur de l'impossible.»
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Elsa s’était éclipsée. Elle revient avec une sono. Une musique irlandaise jaillit des hauts-parleurs et la voilà qui commence à danser un reel, d’abord assez classique, suivant les questions et réponses de la musique, puis de plus en plus rapide et original. Les claquements de mains l’accompagnent en rythme. Ses longs cheveux bouclés et souples sont des ailes. Elle virevolte, se ramasse, se délie, dresse haut la tête, se replie encore, ralentit, penche comme une fleur de liseron, gonfle sa poitrine,  tape des pieds, se replie encore avant de se déployer et d’ouvrir grand ses bras, pour finir en tournoyant comme les patineuses sur la glace. Les applaudissements crépitent et les cris d’admiration fusent de partout.

Elle vient s’asseoir près de moi, essoufflée, trempée, heureuse. Rayonnante. Encore plus belle.

- Tu as aimé?

- C’était... magnifique. Quelle belle danse. Et quelle belle musique.

- Merci. Les groupes irlandais et écossais sont mes préférés.

- Ton mouvement est fascinant. Je n’ai rien compris à tes pas, tu vas si vite, mais ta danse est encore dans mes yeux. Comme tu es belle!

- J’ai dansé pour toi. Cela me touche que tu aime.

Ses yeux deviennent humides et nous nous collons l’un à l’autre. Tant pis pour la chaleur! - sa présence est si bonne.

- As-tu déjà voyagé en Irlande?

- Non, jamais.

irlande1.jpg- J’y suis allée plusieurs fois. Les paysages et la lumière sont si particuliers. Il y a une profusion d’âme dans ce pays. Moi qui adore le soleil, là-bas même la pluie est généreuse. Je louais une voiture et je partais à l’aventure.

- Seule?

- Seule. Je n’ai pas encore trouvé celui avec qui partager ces paysages.

Le temps passe avec douceur. Nous avions besoin de ce moment de fête pour revenir à nous après ces journées difficiles. Mais cette parenthèse ne fait pas oublier ce qui se prépare. Elle relance le sujet.

- A quoi penses-tu?

- A demain.

- Je suis mal à l’aise à cause de demain, Paul. Je suis si bien avec toi mais cette expédition me fait peur.

- Je comprends. Si c’était toi, moi aussi je serais mal.

- Je n’ai pas à t’imposer ma façon de penser. Agis comme tu le penses juste. Je te fais confiance. Mais quelque chose en moi tremble.

- Je n’ai pas l’âme d’un tueur Elsa.

- On ne sait jamais de quoi nous sommes vraiment faits.

- Je me connais. Je me gouverne.

- Si Lone est tué ce sera un assassinat. Avec préméditation. Vous serez condamnés, Paul. Y penses-tu?

- Oui.

- Pourquoi ne pas laisser faire la police? Je veux passer du temps avec toi, je ne veux pas te perdre.

- Oui, moi aussi.

Je ne sais que répondre à part ces banalités. Lui dire qu’elle compte pour moi? C’est si rapide. Nous nous connaissons depuis trois jours. Non, c’est trop tôt. Le premier qui s’avance sur le terrain des sentiments est fragilisé. Il faut encore attendre.

- Paul, je dois te dire quelque chose.

- Tu es soudain si sérieuse. Qu’y a-t-il?

- Nous repartons dans trois jours. Nos vacances vont s’achever.


A suivre.

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