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Sans perdre de temps et dans l’ordre s’ensuivent: la douche, les habits secs et propres, les renseignements de Gilles pour aller à la mer - le Grau-du-Roi est le meilleur endroit pour voir le soleil descendre sur la mer. Nous partons. Apt, puis vers l’ouest. Il est quatre heures. La route file sous le soleil retrouvé. La ligne de grain venue du Golfe du Lion a fait perdre environ cinq degrés. C’est peu, c’est beaucoup. L’humidité fait l’air plus doux dans les poumons, et plus étouffant. Après Apt la départementale 900 est un ruban lisse et brillant. A la radio les Pink Floyd jouent Another Brick on the Wall. Toute une histoire.
- A quoi penses-tu? me demande Elsa.
- A mon père. Il était enseignant. En 1968, au mois de mai, il avait quarante ans. Il a participé à l’occupation de l’Odéon à Paris. J’étais trop petit pour m’en souvenir mais il me l’a racontée. Je revois encore de son exaltation. Il disait que c’était une découverte de la parole, une parole que personne ne pouvait contraindre. Il disait que la parole était devenue une force et que tout le monde pouvait la prendre. Lui et ses amis écrivaient des poèmes, des manifestes, des slogans. Jours et nuits ils noircissaient des cahiers à spirales. Il a côtoyé les situationnistes. C’étaient des anarchistes créatifs. Tiens, si tu veux, il y a un texte dans le vide-poche. Il me disait aussi que pour lui le monde ne serait plus jamais comme avant. Qu’un jour on leur reprocherait d’avoir fait sauter les murs. Peu importait. L’Histoire jugerait dans cent ans. Avant c’était trop court pour comprendre.
- Et toi qu’en penses-tu?
- J’ai vu des films et des reportages. J’ai vu le monde d’avant, les enfants soumis, tous pareils. J’ai vu ces enfants chairs à canons depuis le dix-neuvième siècle. J’ai vu ces guerres inimaginables., l’Europe et le monde dévastés. Pourquoi? Parce que des fous voulaient dominer la planète, parce que cet esprit de domination existe dans l’Homme. Et parce que d’autres, des millions d’autres, avaient perdu leur âme on ne sait où et leur avaient obéi. Des autres qui n’ont pas osé prendre la parole. Derrière chaque mort, une parole sans voix. Des millions de paroles retenues, des voix silencieuses ensevelies dans les prairies où les carnages ont eu lieu. Des millions de silences qui ne se sont pas élevés contre les haut-parleurs de Hitler pour faire taire sa logorrhée morbide. Alors quand la parole s’est libérée de l’obéissance, le monde changeait, en effet.
- Mais toi, qu’en penses-tu?
- Cela résonne avec ma part rebelle. Les autorités abusives et la tyrannie accompagnent l’histoire humaine. Je pense que mon père avait raison: la soumission et la peur favorisent les tyrannies. Je pense aussi qu’il faut s’analyser, comprendre ses propres actes pour démonter la tyrannie en soi. Aucun système ne propose de véritable changement. Sous des couleurs et des discours différents ils fonctionnent tous pareils. Gauche ou droite, il y a des tyrans partout. Les tyrans naissent dans notre pensée. Nous préparons leur nid avec nos mains et nos mots, et nos silences. Les tyrans politiques ou domestiques sont les mêmes: des monstres que nous créons parce que dans nos têtes ces monstres existent et parce que nous leur laissons une place. La liberté passe par le travail sur soi. Ce n’est pas facile, cela prend du temps, mais c’est le prix.
- Ton père était un révolutionnaire?
- Oui et non. Il refusait tout embrigadement et toute réduction à une action politique qui forcément n’allait que remplacer le silence des uns par le silence des autres. Ou une oppression par une autre oppression. J’ai retenu cela de mon père: l’oppression est la même partout. Mettre la tête de quelqu’un sous l’eau, qu’il soit rouge, blanc ou de n’importe quelle couleur: il se noie de la même façon. L’oppression est en nous. C’est là où il faut la combattre. Les mao de l’époque tentaient de politiser à tout va. Ils ne comprenaient pas ce qui se passait, disait mon père. Cette parole qui s’élevait allait bien au-delà d’une ligne politique. Elle nous exposait davantage. Finie la protection derrière le silence des victimes. J’ai grandi dans cette atmosphère de parole conquise. Mes parents parlaient beaucoup à la maison. Il n’y avait pas de tabou. Pas de meilleur non plus. Chacun disait les choses comme il les pensait. La discussion commençait là où chacun parlait. Ils ne confondaient pas l’autorité parentale et la domination sur l’enfant.
- Tu as de la chance. Des parents comme on en rêve.
- Pas du tout! Mon père est parti avec une collègue, ma mère avec le facteur, et j’ai été placé à douze ans! Ils disaient que des parents symboliques suffisaient à l'éducation.
- Ah...
- Mais j’ai gardé l’esprit de ce que mon père disait. Cette chanson des Pink Floyd c’est un peu de lui qui me revient. Et aussi le film Le Cercle des Poètes Disparus. Tu le connais?
- Oui. J’ai aimé cette histoire Ton père est encore vivant?
- Non. Il est mort j’avais vingt-deux ans. Je m’étais révolté contre lui à cause de son abandon. Je lui en ai voulu! Jusqu’à ne plus le voir pendant des années. Nous avons repris contact peu avant sa mort. Il était très malade. Le temps a manqué pour nous retrouver vraiment. Je me suis senti longtemps coupable de cela.
- Et ta mère? Tu t’es révolté contre elle?
- Non.
- Pourquoi?
- J’ai endossé la faute de mon père. C’est lui qui a quitté sa femme, c’est moi qui étais coupable.
- Pourtant tu dis qu’elle est partie elle aussi?
- Oui. Après.
- Après, mais partie quand-même.
- Oui.
- Tu habitais où?
- D’abord dans un foyer dont j’ai fugué, puis avec un oncle.
- Donc ta mère aussi t’a abandonné?
- Oui.
- Alors?
- Alors rien.
- Quoi rien?
- On ne touche pas à la mère.
- Pourquoi? Pourquoi peux-tu critiquer ton père et pas ta mère?
- Une mère c’est sacré.
Comment lui dire que ma mère avait un amant et que mon père n’avait pas signé pour la liberté sexuelle de l’époque? Il est parti pour ne pas souffrir. Je pense que cela l’arrangeait aussi car il n’était pas très présent, toujours dans des réunions sans fin. C’est juste une banale histoire de vie. Je n’ai jamais pu en vouloir à ma mère. Je ne me serais pas permis. Une sorte de loyauté. Une loyauté qui m’enchaînait à elle. Qui m’enchaîne encore.
- Paul, puis-je te dire quelque chose?
- Bien sûr! (je tremble à cet effet d’annonce; j’ai toujours tremblé quand on me parle ainsi; trembler c’est donner l’autorité aux autres).
- Cela m’est égal que tu protèges ta mère. Tout le monde protège sa mère. Tout le monde a raison. Ou tort. Car ce n’est pas aux enfants de protéger les parents. Mais pourquoi ne protèges-tu pas aussi ton père?
Sa question est d’une aveuglante évidence. Je n’ai pas de réponse. Dans ce monde on ne protège pas son père.
- Tu sais, je n’ai pas fait l’Uni mais j’observe beaucoup, j’écoute, je lis. J’ai appris à parler en parlant. J’aimerais que tu me racontes tes anciennes compagnes.
Elsa est directe. Elle parle comme elle pense.
- Lesquelles? Toutes ou les principales?
- Les principales. Celles où tu as le plus duré.
- Il y en a eu deux. La première est une musicienne. Elle pratiquait le chant, moi l’écriture. Cela crée une complicité. La complicité est une forme de sexualité sans sexe. Un jour nous avons rajouté le sexe. Je suis resté plusieurs années avec elle. Voilà, c’est tout.
- C’est court! Et pourquoi vous êtes-vous séparés?
- Je ne me voyais pas vieillir avec elle.
- Alors pourquoi être resté?
- Pour une mauvaise raison: elle était malade. L’asthme. Pas de concert possible. Une grande détresse. Je me suis senti obligé. Je me serais vu comme un salaud si je n’étais pas resté. Mais je n’étais pas juste à l’intérieur de moi. J’ai forcé quelque chose.
- Tu vois Paul, les hommes qui protègent leurs mères ne peuvent établir des relations franches avec les femmes. Ils n’osent pas dire vraiment ce qu’ils pensent et ce qu’ils veulent. C’est ce que je crois. Les hommes ont deux peurs principales avec leurs mères: la décevoir ou se faire gronder.
Je dois faire une drôle de grimace car Elsa éclate de rire.
- Allez, raconte-moi la suite. Vous vous êtes séparés quand-même? Tu ne t’es plus senti obligé de rester avec elle?
- C’est à cause du temps. Après des années il était plus, comment dire, plus légitime de nous séparer.
- Et la deuxième?
- Avec elle j’étais juste dans mon coeur. Il n’y avait pas un gramme d’erreur.
Je me tais. Elsa ne m’en demande pas plus. Nous avons passé Avignon.
- Tout ce que je t’ai dit sur l’oppression ne vaut rien Elsa. Lone est venu me montrer que je suis capable de tuer moi aussi. Il n’est pas mort mais presque. Ce que mon père m’a transmis est inutile. Je ne suis pas fier. J’aurais préféré ne jamais être confronté à cela.
- Tu devais sauver Romane.
- Mais j’ai eu envie de le tuer.
J’ajoute en silence: «Je l’ai fait devant tes yeux».
- Pourras-tu me regarder sereinement? Dans un an, ou dans deux, quand tu y repenseras?
A suivre.
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