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Delphine, Romane & Elsa (partie 43)

Episode précédent: voir ici.

Autoroute_A9_(Aude).JPGElsa prend ma main sans répondre. Dois-je la deviner? Non. Nous en avons parlé. Ne pas penser à sa place. Laisser le temps.

Remoulins. Autoroute. Nîmes. Elle change de sujet.

- Est-ce que je vis dans une bulle? Lone est venu ouvrir une faille dans mon rêve.

Elle raconte son enfance. Heureuse. Son père? Un héros. Rien d’extraordinaire pourtant: pigiste dans un quotidien régional (d’où peut-être son goût de l’écrit?), payé au mot, ajoutant des extras pour nouer les deux bouts. Père aimant et complice. Sa première image de l’homme fut solaire. Elle revoit ces heures à jouer dans le parc: balançoire et toboggan à en user ses jupes et la patience de ce père. Mais il ne se départait pas de ce sourire qui le rendait si rassurant. Elle l’avait testé, poussé dans ses retranchements. Rien à faire: il restait égal à lui-même. Sauf une fois après qu'elle ait renversé du café chaud sur sa tête. Il l’avait regardée et sans hausser le ton, mais sans plus sourire - la seule fois! - lui avait dit qu’elle était allée trop loin. La rupture était proche. Du moins son père l’avait-il suggérée malgré lui dans cette froideur soudaine. Elsa raconte ce souvenir comme un drame. Mais quand un petit drame prend une si grande place, le bonheur n’est jamais loin. Le bonheur était la toile de fond, le piano-bar de son enfance.

Pendant tout ce temps elle ne parle que de lui. Je réalise que la barre est très haute. Elle dit ce qui me fait douter: elle parle d’un modèle si parfait que personne, jamais, ne pourra l’égaler. Je ne serai que le deuxième dans sa vie. Au moins elle ne cherchera pas en moi un sauveur!

- Et ton rêve?

- Je rêve que tous les humains s’entendent, parlent, règlent leurs problèmes, dit-elle. Je rêve qu’ils  donnent la priorité à la joie. C’est un peu simple, non?

- Ce qui m’étonne c’est la faille créée par Lone dans ton rêve. N’as-tu pas vu le monde avant? Lone est une reproduction du passé. Je veux dire que cela a déjà existé: la haine, la guerre, des camps où l’on extermine. La route humaine est rouge sang d’un côté, obscure de l’autre. Avec au milieu une ligne blanche qui varie.

- Qui varie comment?
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- Selon l’amour que les gens se donnent. Plus ils s’aiment plus la ligne est large. S’ils s’aiment peu elle est étroite et rabougrie. S’ils ne s’aiment pas il n’y a pas de ligne.

- Ou alors une trace, une coulée de peinture que le temps efface. J’ai oublié.

- Oublié quoi?

- La route humaine. Oublié que nous avons une Histoire avec un grand H. Une Histoire pleine de guerres. La petite histoire m’intéresse plus. Celle par où chacun vient, avec sa valise, ses vêtements neufs ou ses chaussures trouées. L’autre histoire est trop éloignée. Je n’ai pas vécu de guerre. Je découvre celle de Lone, elle est proche. Elle est ici.

- Avant les fusils et la bombe atomique il y a d’autres guerres, proches aussi. Il y a des jalousies meurtrières. Combien de personnes aiment voir les autres réussir ou amener une idée qu’ils n’ont pas exprimée eux-même? Peu. Ils voudraient les noyer. Quel chercheur écoute avec attention et respect quand ce qui est dit pourrait occuper une partie de son territoire et prendre l’ascendant sur ses propres recherches?

- Je ne vois pas ces guerres-là. Je ne viens pas de là. Je viens d’ailleurs.

- Oui. Je l’ai su le premier jour dans les gorges du Calavon.

- Qu’as-tu pensé?

- J’ai vu une présence claire. Une force d’être là, de voir ce qui est là maintenant, sans lien apparent avec la lourde route humaine.

- Déconnectée?

- Non! Je te sens trop présente aux autres pour penser cela. Pour moi tu représentes un aboutissement. J’ai le sentiment que tu es déjà là où je voudrais être.

- Où veux-tu être?

- Au point de départ, dans un regard sur le monde qui puisse tout prendre en compte. On regarde toujours le monde d’un certain point de vue. On a des grilles de lecture: politiques, psychologiques, ou religieuses. On voit les autres et le monde au moyen d’un prisme. On décortique avant même de connaître. Toi tu es ailleurs. Tu es au point de départ. Au commencement. Tu regardes avant de penser ou de projeter.

Je parle d’elle. N’est-ce pas contraire à notre pacte?

- Je peux continuer?

- Oui! s’exclame Elsa très intéressée.

- A mon avis tu cherches l’être. Tu n’expliques pas par le passé, tu ne vois pas nos dépendances à l’éducation ou au contexte dans lequel nous sommes nés. Tu es déjà à ce point où chacun est son propre chef. Chacun décide de ses actes et en est responsable. Il n’y a pas d’excuses ou de responsabilité donnée aux autres sur notre état ou nos décisions. La société n’est pas responsable de ce que nous sommes.

- N’est-ce pas évident? Je ne vois rien d’extraordinaire à cela. Nous sommes responsables de la société, pas l'inverse. Elle est le reflet de ce que nous sommes individuellement.

chef-zeus11.jpg- C’est pourtant extraordinaire. La plupart des humains ont des excuses, des raisons, des systèmes de déresponsabilisation. Les parents, l’école, le conjoint, les chefs, il y a toujours quelqu’un à qui l’on fait endosser notre responsabilité et à qui l'on donne le pouvoir sur nous: "C'est leur faute!" Mais rien jamais ne nous force. Nous décidons. Nous choisissons. Nous et personne d’autre. Si nous reproduisons une influence c’est que nous l’avons acceptée et qu’elle nous convient plus qu’elle ne nous dérange.

- Oui c’est ce que je pense. J’essaie de vivre avec cette règle. Comment sais-tu tout cela?

- A ta manière d’être. Tu ne te caches pas. Et tu ne te plains jamais!

- C’est ma deuxième règle: ne pas faire la gueule!

- D’où vient alors ce trouble que je sens depuis l’agression de Lone?

- Tu sens juste. Je suis dérangée par les événements du plateau.

Je reviens à ma question:

- Peux-tu me voir encore sereinement?

- Oui. Ce que tu as fait est une conséquence.

- Lone en est la cause?

- Bien sûr.

- Où est ma responsabilité?

Elsa réfléchit. Quelque chose contredit sa vision de l’humain. Ce n’est pas simple. Nous nous connaissons si peu: voir cette violence en moi peut briser le fil d’or qui naissait. Et quelles qu’en soient les raisons c’est mon acte.

- Je l’ai fait comme j’aurais tué un loup de mes mains si tu étais attaquée. C’est mon choix et ma responsabilité. Mais mon intention est différente de celle d’un tueur.

- C’est cela qui me dérange. Si j’admets que l’agression de Lone justifiait ta violence alors j’admets l’Histoire et le passé des Hommes et ce passé prend plus de force que les choix présents. C’est en partie vrai mais ce n’est pas ce que je veux voir. Ce monde-là est une douleur pour moi. Je sais que nous sommes en grande partie fabriqués. Moi je choisis de voir ce qu’il y a de libre en nous.
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Je t’aime Elsa. Tu me rappelles cela que j’oublie parfois quand je deviens trop réactif: j’ai le choix de mon regard et de mon attitude. J’aime ta manière de voir le monde. Moi qui cherche parfois les raisons de tout, ou des explications à fournir lors de discussions savantes, moi qui écris pour achever une philosophie occidentale moribonde, pour en finir avec une pensée déconnectée du corps et du sensible, voici que toi tu es déjà à l’étape suivante. Pendant que nous nous débattons encore dans l’ancien tu crées l’humain à venir. Celui qui se dépouille de ses croyances préfabriquées et de sa psychologie de dinosaure pour entrer dans l’incertitude du présent, dans l’attention à ce qui est hors des croyances et des murs érigés pour nous défendre. Tu as terminé un cycle, tu reviens à un nouveau point alpha. Tout reconstruire à partir de l’expérience partagée de chacun. Cela brille en toi: ta présence, oublieuse des poids du passé, disponible à ce qui est.

- Il y a autre chose Paul. J’ai peur de la violence. Même quand elle sert à défendre. C’est vrai: ta violence avec Lone me pose question, même si elle était nécessaire. J’ai besoin d’être rassurée sur ce point. Comment savoir si tu en resteras là? Es-tu assez sage pour agir toujours de manière appropriée et ne pas abuser de ta force?

- Fais-moi confiance, Elsa. Ou mieux: essaie-moi. Tu seras le baromètre de ma sagesse. Veux-tu?

- Oui Paul, je le veux bien. Et toi que seras-tu pour moi?

- Et bien, celui grâce à qui tu dois régler la question de l’Histoire, de la route humaine. Lone, c’est l’Histoire.

Elle réfléchit un moment. Puis elle donne son accord et se déclare très satisfaite. Elle peut attribuer un sens ou une utilité à ce qui s’est passé. Et quand elle est satisfaite, Elsa rit de ce rire joyeux et clair qui m’enchante. Et je ris avec elle.

Sortie de l’autoroute à Gallargues. Le fil de bitume glisse entre les vignobles. Nous passons Aigues-Mortes. Voici le Grau-du-Roi.


A suivre.

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