Premièrement: quelle drôle d’idée de rester sous la pluie à regarder un parterre de fleurs. Sans parapluie. L’eau dégouline sur ses cheveux comme sur une vitre: elle laisse de longues traces brillantes, rapidement recouvertes par d'autres gouttes et d'autres traces. Il pleut souvent ici. Tous les jours. Toute l’année. L’humidité s’insinue et ramollit les poutres du toit de sa maison. La maison ploie et demande un entretien constant. Une lourde charge pour une demoiselle seule. Elle est là, sous la pluie qui ruisselle sur ses cheveux.
Hier Mademoiselle Pourpre a voulu compter les traces que l’eau fait sur ses cheveux. Elle est sortie sous l’orage avec un miroir. Un gros orage, un petit miroir. Elle a tenté d’additionner l’ensemble des traces. Impossible: le miroir, lui-même recouvert d’eau, renvoyait une image trouble. De plus un éclair l’avait renversée, la jetant dans le jardin en pente où elle roula jusqu’à une mare. Elle plongea la tête en bas. Incapable de bouger. Heureusement il y avait des roseaux. Elle resta une bonne heure ainsi à respirer par une tige. Elle fut tirée de cette situation gênante par un voisin revenant de la chasse aux escargots.
Ici tous le monde fait la chasse aux escargots. Il pleut tellement, tellement, que l’on ne peut même pas traverser la rivière éternellement en crue pour aller à la ville. Les salades et le blé ne poussent pas, les vaches attrapent la bronchite - et le vétérinaire ne peut pas venir, il n’a pas de bateau. Alors on reste de ce côté de la rivière et on ramasse les escargots. Ça, s’il n’y a pas de vaches, il y a des escargots! Par endroit c’est un tapis. Mais pas toujours. Souvent ils se cachent. Alors on les chasse. La chasse est simple: on fait Plic Ploc avec la langue, et les escargots sortent de leur trou. Encore une fois Plic Ploc et ils avancent. Ils sont curieux: ce n’est pas le bruit habituel de la pluie. Qu’est-ce que c’est? Une troisième fois Plic Ploc et ils viennent plus près. Il n’y a plus qu’à se baisser pour les ramasser.
Mademoiselle pourpre ne ramasse pas les escargots. Elle fait pousser des fleurs. Des pivoines pourpres. Parce que les pivoines donnent de la couleur au gris ambiant et au paysage de pluie. Elle a exactement trois pivoines pourpres. Elle fait du feu dehors, sous la pluie, pour les réchauffer, et allume des lampes lumière du jour pour les faire fleurir.
Aujourd’hui n’est pas le jour du feu. Elle n’a plus de bois sec dans sa maison. Elle devrait brûler les meubles ou les volets. Mais elle ne peut s’y résoudre. Les volets sont pourpres et les meubles aussi. C’est plus gai quand il fait gris. Ici il fait gris toute l’année. Dehors il n’y a que les volets et ses trois pivoines pour mettre un peu de couleur. Chez elle tout est pourpre: ses habits, son pourpre à lèvres, son pourpre à ongles, son papier à lettre. Pourtant elle n’écrit pas. Avez-vous déjà essayé d’écrire sur du papier à lettre pourpre? C’est illisible. Ce n’est pas grave: elle n’a personne à qui écrire. Pas d’amoureux caché qui l’attend au loin, ou qui reviendra un jour d’un long voyage.
Mademoiselle Pourpre est trop, comment dire? Trop particulière pour trouver un amoureux. Non qu’elle soit laide - au contraire, elle est gratifiée d’un charme certain et d’une silhouette avantageuse. Elle avait d’ailleurs été approchée par un garçon venu de l’autre côté de la rivière, l’année de la grande sécheresse. L’année où l’on pouvait traverser la rivière. Un garçon très amoureux.
Elle avait exigé de lui qu’il portât un costume, un chapeau et des gants pourpres, qu’il se tintât la moustache et les favoris en pourpres et qu’enfin il lui offrît une alliance en or pourpre. Le garçon avait tout accepté. Mais il lui fut impossible de trouver de l’or pourpre - et pour cause: cela n’existe pas. Confus, il renonça à cet amour et écrivit à Mademoiselle Pourpre. Sa lettre annonçait la maladie de son vieux père, la nécessité d’un homme qui reprenne le commerce familial de lunettes de soleil, et donc l’impossibilité de conclure. De plus, les affaires étant difficiles, son entourage lui conseillait vivement d’épouser la fille du marchand de parapluie, décédé récemment, et dont le commerce était très prospère.
Mademoiselle Pourpre en fut désappointée. Allez trouver un autre homme portant aussi élégamment le pourpre! Les années suivantes la pluie grossit à nouveau la rivière et personne ne vint plus lui faire sa cour.
- N’y avait-il donc pas d’homme de ce côté des flots?
- Pas d’homme pourpre.
- C’est curieux, ça, quand-même: porter le nom de Pourpre et aimer le pourpre!
- En vrai elle s’appelle Mademoiselle Pourprier. Comme le pourprier. Qui est une plante grasse aux fleurs aussi bien jaunes et oranges que pourpres. Personne ne sait pourquoi elle a changé. Un matin, sur sa boîte aux lettres, le nom de Pourpre avait remplacé Pourprier. Ici on n’est pas contrariant. Il y a déjà assez de pluie, on ne va pas créer d’autres problèmes. On a accepté le changement.
Ce matin Mademoiselle Pourpre est sous la pluie devant ses trois pivoines. Immobile et sans parapluie. C’est une drôle d’idée de rester sous la pluie sans parapluie. Elle a toujours des drôles d’idées. Elle regarde ses fleurs. Son coeur est gris. Gris comme les nuages. Gris comme la pluie qui dégouline sur ses cheveux. Elle doit prendre une décision: continuer à entretenir sa maison ou devenir une pivoine. Entretenir sa maison lui est difficile. C’est une lourde charge pour une demoiselle seule.
Le temps passe. Le jour. La nuit. Un autre jour.
Une autre nuit.
Au troisième jour un voisin passe devant la maison. Il s’arrête et regarde. Puis il rentre chez lui. Là il dit à son frère:
- Tu sais, Mademoiselle Pourpre?
- Oui.
- Les volets de sa maison sont fermés.
- Ah.
- Oui.
- Bon.
Son frère n’est pas très causant. Il assemble les pièces d’un grand puzzle. Avec la pluie on ne sort pas beaucoup. Alors il assemble son puzzle. Toujours le même. Le voisin continue:
- Tu sais, Mademoiselle Pourpre, elle cultive des pivoines.
- Oui.
- Trois pivoines.
- Il paraît.
- Ce matin il y en a quatre.
- Quatre quoi?
- Quatre pivoines.
- Quatre pivoines?
- Oui. Quatre.
- Ah.
Le frère n’a jamais été très causant. Il demande pourtant encore une fois:
- Quatre?
- Oui. Quatre.
Commentaires
Lire ce joli conte en écoutant tomber ces gouttelettes de Debussy, un moment de détente délicieux. Merci Homme Libre.
Mademoiselle Pourpre me fait penser à La Dentellière du beau film de Claude Goretta; elle s'appelle Pomme, a du mal à communiquer; elle est fragile et trop délicate pour vivre en société, elle en deviendra folle.
Devons-nous inventeer la fin de Mademoiselle Pourpre?
J'aime ce conte.
Merci Colette. J'espérais un mot de vous sous ce billet...
Ambre, je vous espérais aussi.
Pour Debussy, qui a habité mon adolescence, j'ai trouvé cette interprétation, la plus belle à mes oreilles: ni lourde, ni dure, ni trop rapide, ni lente, mais ferme, aérienne, cristalline. Mais je ne sais pas qui joue... :-(...
Inventer la fin? C'est vrai que même si j'en suggère une, cela reste ouvert.
Ce texte me plaît. Depuis hier, j'imagine une pièce de théâtre à partir et autour de cette histoire. Je vois la scène, j'entends des dialogues. Cela s'élabore déjà dans ma tête. Peut-être...
C'est toujours un grand plaisir de vous lire.
Oui, bien sûr, votre(?*) fin est poétique. Mademoiselle Pourpre s'est métamorphosée en pivoine, mais bon, moi je préfèrerais qu'elle ait fermé ses volets pour attendre fébrilement que le frère du voisin vienne la rejoindre!
(*’_’*)Hum!
* Auteur?
Ah, excellent Ambre. Je garde l'idée.
*: J'ai un roman qui sort au mois de mai chez Publibook: "Le diable en été". Je l'ai écrit ici sur mon blog l'été dernier, en épisodes, et je 'ai retravaillé depuis. Il a trouvé sa forme.
Je tiendrai informé de sa parution sur ce blog.
Oh, je viens de le relire et l'idée de transformer ce conte en pièce de théâtre est excellente!
Un roman "diabolique" Homme Libre? C'est un vrai événement ça..fêtons.
Oui, Colette: j'imagine une pièce au ton à la fois étrange et familier. Un univers particulier. Très allégorique.
Pour le roman, ah...
Bon, voici un lien vers une courte présentation et les premières pages:
http://www.goetelenjohn.ch/goetelenjohn.ch/roman_le_diable_en_ete_john_goetelen.html
J'oubliais: bien sûr nous fêterons! Même à distance. Je suis très content et excité de cette publication. J'ai écrit un premier livre publié en 2006, et qui n'a pas marché. C'était un pamphlet consécutif à l'agression pénale que je vivais.
J'ai ensuite écrit un premier roman, sur le thème de la non-domination. Il n'a pas été pris. Je le retravaillerai car il a du sens. Et puis le deuxième roman, "Le diable en été", trouve cette opportunité. C'est une étape importante dans ma vie. Une forme d'aboutissement de quelque chose.
Donc oui, nous fêterons!
Que cette étape soit positive. La parution de ce livre sera déjà l'aboutissement de votre travail, et vous encouragera à "reprendre" votre premier roman : "Vingt fois sur le métier...".
Oui, nous fêterons:) et... achèterons "les yeux d'Elsa", euh... "le rire d'Elsa".