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Carnet d’un rêveur (3)

La piste conduit Marco dans un abîme d’incertitude. Il marche depuis trois heures. Aucun signe de vie. Les traces de l’auto ont disparu. Il avance dans un monde fait pour les désespérés ou pour ceux qui ont perdu la raison. Marco n’est ni l’un ni l’autre. Ou bien il l’ignore. Il est peut-être fou, si secrètement que lui-même ne le sait pas. Quelle impulsion mystérieuse l’a poussé sur la piste? Il faut être un peu fou, au moins un peu. Il n’y a pas de vie de ce côté. C’est l’antichambre de la fin. Après, le monde s’arrête. C’est ce qu’il pense. Une telle piste ne peut être que sans issue. Plus de temps. Plus d’espace. Rien qu’une infinie dilution des limites. Même la végétation a fui. Ni mousse ni lichen. Rien de ce que l’on trouve sous les climats austères. Aucun jus de vie ne pourrait sortir de ces cailloux, de cette misère plus sèche qu’un visage aux larmes épuisées. Ce bout de désert est laissé aux serpents et aux scorpions. Les humains n’y sont pas les bienvenus. Ceux qui par dépit ou crânerie s’aventurent sur ces terres brûlées plongent dans l’égarement.

MontagneRouge.jpgIl marche droit devant. N’écoute rien. Il n’y a rien à entendre. Il a pris la piste et c’est tout. Le soleil a passé les trois quarts du ciel. Les ombres s’allongent. Depuis trois heures qu’il marche la soif le prend. Sa réserve d’eau est prévue pour relier la ville. Maintenant il doit l’économiser. Il explore le sol, fouille de la main, tâte, cherche un contact, le trouve: un caillou lisse et vert. Sucer un objet humecte la bouche. Il introduit le caillou entre ses lèvres et le fait rouler sur sa langue, sous sa langue, d’une joue à l’autre. Un saveur acide s’en dégage. Il reprend sa marche. Est-ce le soleil? La fatigue? Le paysage devient flou. Peu. Juste assez pour qu’il ne distingue plus la piste. Il zigzague. Il croit voir une créature et l’apostrophe:

- Va-t-en! Va-t-en de mon chemin. Je suis ici sur ma terre, je suis le maître de ces lieux. Pars, pars te dis-je! Je n’ai jamais vu de bête aussi stupide, à se tenir au milieu de nulle part. Est-ce moi que tu cherches? Viens-tu me punir pour ma rébellion? J’ai déserté, oui, dé-ser-té mon monde. Je n’en veux plus. Je jette loin de moi tout ce qui m’a fait. Mes ancêtres n’étaient que des lâches, des obéissants dépourvus de dignité. Comment ont-il pu s’incliner devant cette loi? Qui a décidé des règles? Et qui t’envoie pour me poursuivre?

Il sent une étrange agitation le gagner. Son corps frissonne. Les couleurs changent. De jaune le sable est devenu beige. Il respire. Une odeur animale flotte autour de lui. Du musc, du poil, de la sueur. Il respire profondément. Il ne sait d'où vient odeur. La créature n’est plus devant lui. Il se retourne, tourne et se retourne encore. Elle bouge avec son regard. Il ne peut la saisir, la fixer. Saisir, fixer.

- Saisir! Fixer!

Il crie ces mots plusieurs fois.

- Saisir! Fixer! Saisir! Fixer!

Rien ne se passe. La créature a toujours un regard d’avance. A force de tourner son équilibre vacille. Il fixe un caillou au sol comme si c’était une montagne, y accroche son regard. Le monde tourne autour de lui tandis qu’il reste immobile.

- Saisir! Fixer!

Voilà ce qu’il doit faire: saisir et fixer quelque chose dans son esprit. L’humain ne peut flotter longtemps. Il a besoin de saisir des deux mains ou des deux yeux. Ou des deux coeurs. Du coeur gauche et du coeur droit. Saisir et fixer ordonnent le paysage. Les arbres, ces morceaux de bois longilignes, se placent à la verticale. La mer, mouvement incessant ou plat d’huile, pose l’horizontale. Quand l’esprit saisit il fixe. Quand il fixe il commence à exister. Il peut alors sauter dans le paysage d’une case à l’autre dans un ensemble de rectangles. Saisir et fixer. Dessiner la structure du monde et s’y faire une place. Il a étudié les rectangles à l’école. Il connaît l’angle droit que l’arbre compose avec la terre. Il peut construire un mur avec cet angle. Une maison. Quelque chose de solide. Y mettre une fenêtre. Il ne connaît pas les fenêtres. Dans son village les maisons n’ont pas de fenêtre. Elles n’ont que des portes. Et des trous dans le toit pour s’éclairer.  A quoi sert une fenêtre? Drôle de question, se dit-il.
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- Drôle de question! A quoi sert une fenêtre? A voir dedans bien sûr.

S’il n’y avait pas de fenêtre on ne saurait pas s’il y a un dedans. Ni si elle est habitée. Il faudrait au moins une porte pour entrer et détecter un éventuel dedans. A l’école il avait vu une image de fenêtre apporté par un voyageur.

«S’il y a une porte, et pas de fenêtre, et que l’on est dedans, et que la porte se referme, comment savoir s’il y a encore un dehors? Comment savoir s’il y a un dehors en dehors de notre esprit? Il faut donc une fenêtre pour voir dehors.»

- La fenêtre sert à voir dehors bien sûr.

«Quand on construit une maison en pierre on doit mettre une grosse pierre longue en haut du trou de la fenêtre pour que le mur ne tombe pas dans le trou. C’est encore une affaire d’angle. Chez moi il n’y a pas de pierres assez longues pour construire des angles et creuser des fenêtres dans les murs. C’est important les angles. Saisir, fixer, faire tenir le paysage. Il paraît qu’il n’y a pas d’angle droit dans l’univers. C’est nous qui les avons inventés. Il y a des nuages, des sphères, des filaments, des poussières, mais pas d’angle droit. Comment l’univers peut-il tenir?»

Cette idée suscite une terrible angoisse en lui. Sans angle droit l’univers ne peut pas tenir. Et s’il ne tient pas il va s’écrouler d’un instant à l’autre. Comme le mur au-dessus du trou de la fenêtre! Il réalise qu’il a pensé «chez moi» à propos des murs sans fenêtres de son village. Est-ce encore chez lui? Est-on chez soi dans l’endroit où l’on est né? Ou là où l’on se trouve à la seconde où l’on y pense?

- Où est-ce chez moi? Je n’ai plus de chez moi. Je me suis enfui et je n’y retournerai jamais. Montre-toi, je veux te voir!

Il cherche à nouveau à saisir la créature. L’odeur animale est forte. Elle doit être tout près. L’odeur se mêle à la saveur acide de la pierre. Il tourne et tourne pour saisir et fixer la bête mais perd l’équilibre et manque de tomber. Il repense à l’univers qui va s’écrouler. Pour ne pas être écrasé il faut courir, courir très vite, le plus loin possible. Habité d’une étonnante puissance, le corps soudainement en feu, il se met à courir, courir très vite, en soufflant comme une forge, en hennissant comme un cheval. Il court, court tout droit vers la montagne. Le sable est orangé. Ses jambes grandissent. Son cou gonfle. Du moins le croît-il. Ses mains sont aussi larges que des rames. Il nage dans l’air. Du moins le pense-t-il. Il court, très vite, vers la montagne. Il crie, souffle, court, chante, monte sur le premiers talus, descend dans des ravines asséchées, évite des buissons, bondit comme un félin, rugit, monte à l’assaut de la montagne, un bruit de galop dans les oreilles. Un éclat de lumière venu des rochers plus haut lui arrache un cri. Est-ce l’univers qui s’écroule? Un long cri qui résonne, roule, disparaît et revient.

*     *     *


Sur la route qui mène à la ville, baluchon à l’épaule, sabre à la ceinture, le forgeron marche d’un bon pas.


A suivre.


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