Kekko approche des faubourgs. Lillie crie ses imprécations et donne des coups de pied. Leur étrange attelage attire les regards des marchands dont les étals sont installés sur la terre sèche qui borde le bitume. Des enfants passent en courant par les portes des maisons où l’on n’aperçoit que de l’ombre. Ils s’attrapent, rient et recommencent. Leur jeu tourbillonnant les mène à l’intérieur. On n’entend plus que les voix et des cris. Puis ils reviennent à la lumière en mimant des danses antiques.
Les constructions carrées sont collées presque mur à mur. Devant, un rectangle d’herbe jaune. Sur l’herbe, des chaises rondes. Sur les chaises des femmes longues et minces parlent en cardant des paquets de laine difformes. La route entre dans la ville par le quartier des fileuses. Kekko a le pas de celui qui sait où il va. Il suit la rue principale, s’engage dans des ruelles ocres, longe un marché couvert. A gauche, à droite, il franchit un portique crénelé. C’est le secteur de la garde. Caserne et dépendances. Lillie reste prudemment à l’entrée. Elle n’est jamais venue jusqu’ici. Des hommes en armes, elle n’en voit pas au village. Il ne s’y passe jamais rien. Rien qui intéresse le gouvernement ou la police. Les chefs ont leur loi. La mort punitive des insoumis ne fait pas d’éclat. On les enterre dans le sable. Qui irait les chercher là?
Le forgeron s’adresse à un surveillant qui lui indique une porte dans le bâtiment central. A la porte, il frappe et ouvre. Deux gardes sont plongés dans des papiers qui occupent toute la petite table qui sert de bureau. Kekko expose le but de sa visite. Il ne dit pas la vraie raison. Il dit qu’il cherche un homme de son village. Cet homme a disparu depuis deux jours. Tout le monde est très inquiet. Il dit qu’il veut le ramener au village. Sa description de Marco est précise. Les gardes n’ont pas d’information. S’il est en ville il n’a rien fait pour attirer l’attention. Dispose-t-il de famille ici? Non. Enfin peut-être. Un oncle parti du village il y a longtemps, qui voulait s’embarquer vers les Amériques, et dont on est sans nouvelles. A-t-il des amis en ville? Impossible: il n’y est jamais venu. S’il est ici il n’ira pas loin, dit un des gardes. Un inconnu sans refuge est repérable. Qu’il repasse demain. On en saura plus. Kekko les remercie et sort.
Il prend la direction du port. Lillie suit à distance. Elle ne se montre plus. Il traverse toute la ville. Elle n’est pas très grande. Ce n’est pas comme Paris. Une petite heure suffit. Près du port il y a le quartier des marchands de tissus et celui des forgerons. Un quai leur est réservé, avec une douane qui prélève des taxes avant que les produits ne soient exportés. Ces taxes font vivre la ville. Le commerce est la richesse de la région. Marchands et forgerons jouissent d’un statut envié. Ils n’abusent pas de ce statut. Il savent qu’il n’est pas bon d’être la cible des envieux. Mais quand ils se mobilisent pour une cause ils sont très écoutés.
Les forgerons disposent aussi du redoutable privilège d’être craints. Dans le passé ils officiaient comme bourreaux. Donner la mort c’est accomplir une justice. Quelle que soit cette justice. S’il y a une loi qui préside à la vie, une autre décide de la mort. Ce n’est pas à eux de juger d’une sanction. Il ne leur est demandé que de l’accomplir. Il n’y a pas d’autre voie pour être bourreau: obéir et accomplir. Aujourd’hui il n’y a plus de bourreaux. Les condamnés à mort sont placés dans une cellule sans lumière. Un serpent au venin violent les attend. Ils ne l’entendent pas et, dans l’obscurité, ne le voient pas. La mort est très rapide.
De l’époque des bourreaux les forgerons ont gardé leur propre code. Ainsi ils peuvent donner la mort sans procès s’ils sont témoins d’un acte considéré comme grave. Ils le font discrètement. Eux seuls connaissent ce code. Mais certains d’entre eux le contestent. Il disent qu’un pays ne peut avoir plusieurs lois. Ils disent que les forgerons devraient abandonner leur code et laisser l’Etat rendre la justice. Kekko se rend chez le président de la corporation. Ils se connaissent bien. Il était présent lors de son élection. Il était venu participer au grand concours d’épées qui a lieu tous les cinq ans. Tous les forgerons du pays apportent leur plus belle pièce. Kekko avait gagné le trophée de l’épée la plus fine, la plus effilée, la plus résistante et la plus solide. Un bijou qui lui avait demandé plusieurs années de travail. Il était devenu célèbre et avait vendu fort cher sa création à un chasseur de lions qui arrivait du sud. Il n’y a pas de lion dans le pays. Le chasseur était venu en bateau d’une contrée éloignée. En emportant l’épée chez lui il avait fait de Kekko une célébrité mondiale. L’épée avait même été exposée à New-York et à Berlin.
Le président termine son travail en cours. Puis il invite Kekko à prendre place sur une terrasse à l’ombre d’un arbre aux feuilles larges. Il apporte de l’eau et du thé et s’enquiert de la santé de son hôte. Kekko lui donne des nouvelles, parle de son travail et de la vie au village. Il n’a pas récolté assez de pierres pour en extraire les métaux nécessaires. Il veut forger une épée si mince qu’elle sera invisible par la tranche. Il doit partir loin, bien au-delà des mines, pour trouver les bonnes pierres. Puis il expose l’objet de sa visite. Il parle de Marco l’insoumis qui a défié les lois du village. Il faut le trouver et laver l’affront. Le président ne pose pas de questions. Le code des forgerons est ainsi. Il accepte d’aider Kekko dans sa recherche. Il appelle son fils d’une douzaine d’années et lui donne une consigne. Le fils part en courant dans le dédale des rues.
- Ce soir, dit-il à Kekko, je réunirai tous les forgerons ici même et nous établirons un plan pour trouver le fugitif. En attendant je vais te montrer la chambre où tu pourra dormir ce soir.
Pendant que Kekko parle avec le président Lillie propose ses services aux capitaines sur le port. Contre un repas et de quoi boire elle balaye et lave le pont d’un bateau de pêche. Son travail fini, restaurée, elle revient à l’entrée du quartier des forgerons. Un bruissement de voix a remplacé le son des marteaux et des soufflets: «Le président nous convie, Kekko, celui qui a gagné le trophée, a besoin de notre aide, redites-le, ce soir chez le président». Lillie trouve un bout de terrain vague derrière un mur inachevé et s’installe à l’abri des regards.
* * *
Le soleil a passé le milieu du ciel. Fahoule n’est pas revenue. Marco s’est assis et résiste au sentiment de colère qui le possède. Colère contre ceux de son village et contre cette règle rigide. Il a donné à boire à une vielle qui avait soif? C’est là son crime? Et quoi, devait-il la laisser mourir en plein soleil? «Si elle ne peut plus boire ni manger, avaient dit les chefs, c’est que son temps est venu. C’est notre loi. Elle la connaissait. La vie est dure. Nous n’avons pas assez d’eau pour donner à boire à quelqu’un dont le temps est venu.» «Devais-je la laisser souffrir devant moi sans rien faire? Votre loi est inhumaine!» «Elle est profondément humaine, lui avait-on répondu Que sais-tu de l’humanité et de ses nécessités?» «Je sais de l’humaine qui souffre devant moi et c’est bien assez!» «Mais que sais-tu de ceux qui viendront après et qui souffriront aussi quand la fontaine sera tarie? Quand il n’y aura plus assez d’eau pour leur donner à boire?» «Ceux qui viendront? Où sont-ils? Je ne les vois pas. Elle qui a soif est devant moi. C’est ma loi.» «Ta loi n’est pas notre loi. Ta loi nous met en danger. Tu ne peux agir selon ta propre loi sans en répondre devant la communauté.» «Et bien je ne répondrai de rien!» C’est après cela que les chef ont décidé la sanction. Il avait supporté. Il n’avait plus rien dit. Mais il gardait la blessure en lui. Pourquoi ne l’avait-on pas entendu?
Cette colère est revenue avec force depuis qu’il a sucé la pierre verte. Il s’empêche de crier. Puis n’y tenant plus il se lève et marche d’un pas rageur vers le haut de la montagne.
A suivre.