La critique du libéralisme souffre à la fois d’excès et d’insuffisances. Excès dans la critique et la stigmatisation de cette philosophie sociale, insuffisances dans la reconnaissance de ce qu’on lui doit, y compris le droit de la critiquer. On parle même régulièrement de néolibéralisme, comme s’il fallait justifier la critique par un supposé changement de nature du libéralisme, celui-ci étant hypothétiquement devenu plus mauvais qu’avant.
Je ne vois pas où existeraient un libéralisme ancien et un nouveau. Ce que l’on appelle le néolibéralisme ou ultralibéralisme est toujours, simplement, le libéralisme, le même que celui du XIXe siècle et qui fut à l’aube des sociétés modernes et de la grande liberté dont jouissent en général les occidentaux. Une erreur courante est de réduire fondamentalement le libéralisme à son aspect économique. Je cède la plume à un historien de renom, René Rémond, qui trace une synthèse du libéralisme dans son ouvrage «Le XIXe siècle» (Edition Seuil Points).
«Le libéralisme est d’abord une philosophie globale. J’y insiste, car il arrive souvent, aujourd’hui, qu’on le réduise à son aspect économique qui doit être replacé dans une perspective plus large et n’est qu’un point d’application d’un système complet englobant tous les aspects de la vie en société, et qui croit avoir réponse à tous les problèmes posés par l’existence collective.
Le libéralisme est aussi une philosophie politique toute entière ordonnée à l’idée de liberté, selon laquelle la société politique doit être fondée sur la liberté et trouver sa justification dans la consécration de celle-ci. Il n’est de société viable - et à plus forte raison légitime - que celle qui inscrit au fronton de ses institutions la reconnaissance de la liberté.
C’est également une philosophie sociale individualiste dans la mesure où elle fait passer l’individu avant la raison d’État, les intérêts du groupe, les exigences de la collectivité. (...)
C’est encore une philosophie de l’histoire, selon laquelle l’histoire est faite, non par les forces collectives, mais par les individus.
C’est enfin - et c’est en cela que le libéralisme mérite le mieux le terme de philosophie - une certaine philosophie de la connaissance et de la vérité. En réaction contre la méthode d’autorité, le libéralisme croit à la découverte progressive de la vérité par la raison individuelle. Foncièrement rationaliste, il s’oppose au joug de l’autorité, au respect aveugle du passé, à l’empire du préjugé comme aux poussées et de l’instinct. L’esprit doit pouvoir chercher lui-même la vérité, sans contrainte, et c’est de la confrontation des points de vue que doit peu à peu se dégager une vérité commune. Le parlementarisme n’est, à cet égard, que la traduction, au plan politique, de cette confiance dans la vertu du dialogue. Les assemblées représentatives fournissent un cadre à cette recherche commune d’une vérité moyenne, acceptable par tous. (...)
Ainsi défini, le libéralisme apparaît bien comme une philosophie globale au même titre que la pensée contre-révolutionnaire ou que le marxisme, une réponse à tous les problèmes que l’on peut se poser, dans la société, sur la liberté, sur ses relations avec les autres, sur son rapport à la vérité. C’est une grave erreur de ne voir dans le libéralisme que ses applications à la production, au travail, aux relations entre producteurs et consommateurs.»
La critique actuelle du libéralisme, souvent caricaturale et identique à l’extrême-droite et à l’extrême-gauche, porte sur les comportements préjudiciables de certains acteurs du monde la finance, sur la place donnée à l’argent, sur l’entreprise privée, sur les liens entre pouvoir et argent ou sur la faiblesse du politique face à l’économique et au financier. Il faut cependant comprendre qu'il y a dans le libéralisme une méfiance profonde envers l’excès de pouvoir politique, comme il y a dans le socialisme une méfiance face à l’excès de pouvoir économique. Et il faut rappeler que la somme des libertés dont nous jouissons aujourd’hui sont largement imputables au libéralisme. Aujourd’hui, aucun des intellectuels ou politiciens qui critiquent le libéralisme n’a grandi sous l’oppression d’une dictature. Et le combat culturel anti-autoritaire, contre toutes les tyrannies, contre la racine même de la tyrannie, est fondamentalement libéral et non pas socialiste.
«Le libéralisme se défie foncièrement de l’État et du pouvoir, et tout libéral souscrit à l’affirmation que le pouvoir est en soi mauvais, son usage pernicieux, et que, s’il faut bien s’en accommoder, il faut aussi tenter de le réduire autant que faire se peut. Le libéralisme rejette donc sans réserve tout pouvoir absolu et au début du XIXe siècle, la monarchie absolue étant la forme ordinaire du pouvoir, c’est contre elle qui combat. Au XXe siècle, le combat libéral se reconvertira aisément de la lutte contre l’ancien régime au combat contre les régimes totalitaires, contre les dictatures, mais également contre l’autorité populaire.
Le pouvoir doit être limité et comment mieux le limiter quand le fractionnant, c’est-à-dire en appliquant le principe de la séparation des pouvoirs, qui apparaît, dans cette perspective, comme une règle fondamentale ? (...)
La séparation des pouvoirs n’est pas seulement une formule technique et pragmatique, elle apparaît au libéralisme comme un principe primordial puisqu’elle garantit l’individu contre l’absolutisme.»
A suivre.
Commentaires
Si le libéralisme est la critique d'un pouvoir central et autoritaire, il devrait donc comporter, de façon intrinsèque, la prise en compte et l'acceptation d'autres courants de pensée et ne pas prétendre à une hégémonie.
En effet, l'auteur que vous citez propose de considérer le libéralisme comme une philosophie globale,
"une réponse à tous les problèmes que l’on peut se poser, dans la société, sur la liberté, sur ses relations avec les autres, sur son rapport à la vérité. "
Une réponse à tous les problèmes...
Ce n'est tout simplement pas possible. Ca me semble une contradiction interne dans ce discours.
Si on part de l'idée que le libéralisme ne serait pas centralisateur, mais qu'il répond à tous les problèmes, il serait malgré tout hégémonique.
R. Rémond écrit :
"C’est également une philosophie sociale individualiste dans la mesure où elle fait passer l’individu avant la raison d’État, les intérêts du groupe, les exigences de la collectivité. (...)"
Cette affirmation a le mérite d'être claire. Ne souffrons-nous pas actuellement de cela ? D'un manque de cohésion sociale et d'un individualisme qui tend à augmenter la solitude, les disparités et une façon de jouer des coudes en toutes circonstances ?
Mais je n'ai peut-être pas bien compris l'auteur. J'attends la suite ...
Bonsoir Calendula,
Oui le libéralisme a ses contradictions, et on le verra avec la suite de ce billet.
L'idée d'hégémonie est évidemment importante, puisque c'est une problématique classique dans les sociétés humaines. La tentation existe dans tous les systèmes philosophiques et politique. Comme ce serait confortable d'avoir une réponse globale! La manière dont je comprends le libéralisme est d'être conscient de cette tentation, et sans la renier, se doter des instruments qui n'y font pas succomber. Ainsi en est-il de la division ou la fragmentation du pouvoir, qui limite la possibilité d'un pouvoir absolu.
Répondre à tout signifie pour moi proposer une vision cohérente et suffisamment large pour qu'elle puisse même inclure des données contradictoires. Ainsi le parlementarisme permet à des visions politiques divergentes de coexister. Cela ne change pas les besoins hégémoniques des uns et des autres mais cela en limite la portée.
En ce qui concerne l'individualisme, oui l'affirmation est claire. Et actuellement toutes les tendances politiques occidentales vivent sur cela. L'individu et sa libre détermination, le libre consentement individuel, le contrat entre des individus, le choix du partenaire de vie, le soin apporté à l'éducation de chaque enfant, la personnalisation du soutien scolaire, la liberté d'établissement, la place des femmes dans le monde public, l'expression de ses besoins, le romantisme, internet, tout cela est la concrétisation de l'individualisme. Comment pourrions-nous y renoncer sans renoncer à un système dans lequel nous ne devons plus obéir comme avant mais où nous pouvons créer? N'était-ce pas un immense idéal pour lequel des millions de gens ont accepté de mourir? N'est-ce plus un idéal?
Le pouvoir de l'argent a été source de mobilité sociale, économique, géographique. J'y reviendrai. En même temps, les anciennes structures sociales étaient plus centrée sur le groupe. C'est un choix, une balance, où les avantages ont dépassé les inconvénients. En changer serait proposer un changement non seulement d'organisation mais aussi de valeurs. On n'en est pas là, car les valeurs libérales ne sont pas encore assez réalisées.
Mais bien sûr le groupe, le collectif est important. Le libéralisme n'est viable que si les gens se dotent d'eux-même de règles. La régulation doit faire partie du libéralisme, comme la socialisation, car l'hypertrophie d'un seul devient un absolutisme. Comment vivre le collectif sans l'absolutisme? Le collectif a pris de nouvelles formes. La vie associative par exemple est très riche.
La Suisse est assez libérale. La France très peu au fond. Le système politique de la 5e république n'est pas un vrai libéralisme. Il y manque la proportionnelle et la culture du dialogue. L'égalitarisme y devient un absolutisme intellectuel et législatif. L'Etat-providence devient le jeu de toutes les exigences.
Bonjour, hommelibre,
Ayant grandi dans notre société occidentale et vécu dans un système dans lequel les libertés et les droits n'ont fait qu'augmenter, je ne crache pas dans la soupe !
Pourtant, comme le monde n'est pas tout rose, cette liberté n'a pas entraîné une sorte d'harmonie béate avec plein de gens bien-portants et heureux.
Vous dites que les gens vont se doter eux-mêmes de règles, pour rendre le libéralisme viable. Mais que constate-t-on dans les faits, autour de nous ?
Le libéralisme tend à vouloir le moins de règles possibles, comme si les forces du marché étaient les meilleures ( délocalisations, recherche de la main d'oeuvre la moins protégée par des lois syndicales, production de marchandise bon marché avec obsolence programmé, stratégies pour susciter des besoins et le transport des marchandises depuis l'autre bout du monde).
On me répondra que parce qu'il y a d'autres forces en présence, le libéralisme ne peut déployer pleinement ses bienfaits.
Je ne suis pas optimiste quant à la capacité de l'homme à s'auto-réguler.
Prenons simplement l'accès facile à la nourriture, de préférence grasse et sucrée, puisque c'est cela que notre corps réclame depuis de millénaires.
A mes yeux l'obésité est l'un des signes les plus visibles de notre difficulté à nous priver d'un plaisir immédiat.
Le respect des règles de la circulation est un autre joli exemple de la vie dans un grand ensemble. Nous sommes confrontés quotidiennement aux égoïsmes des autres usagers de la route.
Il est clair que les enjeux politiques dépassent de loin le contenu de nos frigos ou le nombre de bugnes sur notre voiture, mais je ne suis pas sûre que des millions d'individus puissent co-exister de façon acceptable, si leur individualité est mise au centre de système de pensée, "avant la raison d’État, les intérêts du groupe, les exigences de la collectivité. (...)"
L'idée que le libéralisme voudrait le moins de régulation possible est en effet assez courante et pourtant je pense que c'est une fausse route. Avec ou sans Etat, des partenaires, quels qu'ils soient (commerciaux, politiques, amoureux) doivent se donner des règles de fonctionnement acceptées et respectées par eux. Aucune relation durable n'est possible sans que tout le monde trouve son intérêt dans l'interaction. L'absence de règle est un leurre à mon avis. D'ailleurs l'absence de règle signifie en réalité que les règles sont édictées par un seul partenaire et qu'elles sont variables selon ses seuls besoins.
Qu'il y ait dans le système libéral des individus ou entreprises qui ne respectent pas de règles mutuelles, c'est gênant quand leurs actions portent préjudice à d'autres qu'eux. Il faut donc une régulation - c'est-à-dire la mise en place de règles et d'un moyen de les faire respecter.
Dans certains domaines le sens de sa propre sécurité devrait les faire respecter, comme pour le code de la route. Mais on a tellement pris l'habitude qu'un tiers mette des règles que la transgression devient une prise de pouvoir et que l'on oublie sa propre préservation! La société dite libérale est bardée de règles à un point où l'individu subit de (trop) nombreuses contraintes et ne décide plus assez de lui-même. On n'est donc pas dans un vrai libéralisme.
Je reviens à la nécessité de règles. Pour moi c'est acquis qu'il en faut pour que la liberté de tous soit réelle et préservée. C'est par intelligence et sens de ses intérêts que chacun devrait accepter les règles. Après il faut les faire respecter. L'idéal serait que cela se passe tout seul, sans avoir besoin de recourir à une police.
Mais voilà, l'humain est l'humain, et dans une société où il subit beaucoup de contraintes, il vit la transgression comme une liberté! Paradoxe. Avec moins de contraintes les humains seraient peut-être plus responsables. C'est le pari libéral: tenter de faire confiance à l'humain. Peut-être trop?
En ce qui concerne le monde du travail, il y a de grandes survivances de "jeux de rôles" sociaux, avec le supérieur et l'inférieur. Cela génère des souffrances psychologiques. Là aussi les règles sont nécessaires, comme sur le plan de l'organisation du travail. Les syndicats sont nécessaires. Mais trop de règles ralentit l'adaptation d'une entreprise aux conditions de l'économie. Et dans une société industrielle où le salariat est très majoritaire, l'entreprise est un moteur qu'il faut préserver. C'est d'ailleurs un bien que la société à tendance libérale inclue un volet politique plus social (aides, assurance chômage, etc). L'Etat remplit alors un rôle régulateur que j'approuve.