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Les coches

Cela le prit un jour de mauvaise humeur. On devrait se méfier de ces jours-là. Les décisions énervées sont rarement bien inspirées. Lui se méfiait davantage des longs processus de maturation où la réflexion devenait circonflexe. Il savait la part d’inertie des positions bien pesées selon la méthode du pour et du contre. Il en connaissait quelques-unes, de celles qui ne bougent plus et vous laissent couché sur le ring.

bêtise,intelligence,rire,penser,journal,humeur,cocher,tom cruise,pattinson,show biz,C’est terrible quand rien ne bouge. Vous vous époumonez autour, vous dansez comme un singe en faisant des grimaces, vous expliquez au moins douze fois pour quelles raisons il est encore trop tôt pour se déterminer durablement. Rien n’y fait. L’autre est là tel un monolithe, telle une montagne, et ne décolle plus ses pieds du bout de trottoir qu’il occupe. Il dodeline de la tête avec le sourire énigmatique de la Joconde - mais au fond vous savez que c’est une contrefaçon.

Ce jour-là le syndrome de la contrefaçon lui apparu dans toute son insolence. Le dodelinement inexpressif de son premier interlocuteur fut une charge. Il devait s'en débarrasser au plus vite. Il vint à son esprit que pour garder son autonomie émotionnelle face à une personne rigide il lui fallait interposer un jugement sans appel, aussi définitif que l’immobilité de son vis-à-vis. Cette méthode n’était guère élégante. Peu lui importait. Mais quel jugement interposer, à la fois satisfaisant pour son humeur et assez définitif pour qu’il ne soit pas tenté par une compassion déplacée?

Il eut une idée de génie. A ses yeux, à tout le moins. Certains humains disposent d’un talent fou pour se trouver géniaux. Les autres ont le même talent pour dire d'eux-mêmes qu’ils sont niais. Il refusait d’y voir ici de l’humilité, là de l’orgueil. C’était une sorte de constat lucide sur l’état des humains. C’était le destin des uns et le destin des autres. Sa voie était toute tracée: il deviendrait le bras armé du destin. C’est une allégorie puisqu’il ne possédait aucune arme. Mais comment mettre ce destin en mots ou en signes intelligibles? Il leva les yeux. Il regarda distraitement les fenêtres carrées et les lignes de molasse d’un vieil immeuble. Son regard suivit une pente inclinée et rencontra un visage. L’expression y était fixe. Les pieds semblaient plantés dans le ciment du trottoir. Il avait compris: celui-ci avait pris une position rigide.

Il superposa à ce visage inexpressif le carré de la fenêtre, mit une coche et inscrivit le mot: «bête» à côté de la coche. Très satisfait de sa découverte, et sa vilaine humeur remontée, il entra dans un café où un être aussi massif que le Mont-Blanc, aussi large que haut - on aurait dit un président égyptien - consultait un site de pétitions en ligne sur son ordinateur.
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- Tu as vu? disait cet homme au tenancier avec l’air outré de celui dont la vie intérieure se résume à répéter la dernière opinion entendue. Ils demandent que la France donne l’asile politique à Edward Snowden. Je vote oui! Ça fera chier les ricains.

On le voyait chercher à glisser la flèche de la souris vers la bonne page. Il émaillait sa recherche de quelques «Putain!» et «Elle est où cette pétition»?

Ce spectacle était la désolation même. N’importe qui pouvait voter en ligne pour n’importe quoi et avait l’impression de décider de l’avenir du monde. On devenait important en un clic. A côté de cela le quart d'heure de célébrité selon Andy Wharol était un exploit. Quelle pitié, se dit notre héros à l’humeur acide. Il cocha sans hésiter la case «bête» en regardant cet homme. Il ressortit et tomba sur l’affichette d’un journal. On y voyait Tom Cruise, avec l’air de Tom Cruise collé sur le visage. «Encore un qui n’a pas grand chose à raconter et qui le fait avec une conviction surprenante», se dit-il. Hop, il cocha «bête». D’autres noms du show biz passèrent dans son esprit. Pattinson: celui-là mieux valait qu’il garde sa bouche pincée dans son film de vampire; le silence laisse à croire qu’il est profond comme le Loch Ness. Contrefaçon. «Bête», cocha-t-il Pattinson.

Il passa ainsi une grande partie de la matinée à mettre des coches. A midi le score était effrayant: 95% de bêtes, 5% d’intelligents. Comment le monde pouvait-il bien fonctionner avec autant de bêtise?

Il constata alors que ceux qu’il cochait comme «bêtes» ne se posaient aucune question. Il décida de renverser le cours des choses. Puisque lui-même se qualifiait d’intelligent et membre d’une minorité pensante, il avait une responsabilité envers ses frères humains. N’y voyez aucune amitié pour eux. Il avait dépassé tout ce qui ressemble aux bons sentiments. Il désirait une humanité intelligente, qui se pose des questions, qui pense par elle-même, pour se sentir moins seul. C’était son sain égoïsme qui le motivait. Mais, comme je vous l’ai dit au début, on devrait se méfier des décisions inspirées par la mauvaise humeur.

Il arrêta les passant. Il leur demanda ce qu’ils pensaient de la marche du monde. Il fut rapidement désappointé, puis désespéré: presque tous - soit 95% - répondaient dans les termes mêmes du journal gratuit du matin. C’est-à-dire répétaient quelques mots sans beauté ni bêtise,intelligence,rire,penser,journal,humeur,cocher,tom cruise,pattinson,show biz,intelligence. Piqué au vif il insista:

- Et vous, quel est votre avis?

Entre les «oh ben» et les «je pense que» précédant inlassablement la répétition du même titre en gras venant du même journal gratuit dans lequel les journalistes étaient payés non au texte qu’ils écrivaient mais au texte qu’ils coupaient, notre étrange héros constatait le peu de place prise par l’analyse personnelle. La pensée était celle du journal.

Il insista encore:

- Mais vous, vous, qu’en pensez-vous?

Le sourire de Joconde se figeait sur ces faces inexpressives, les pieds entraient dans le ciment, et la réponse suivante était en général: «Aujourd’hui vendredi 5 juillet 2013, 186ème jour de l’année, la température à Paris est de 16 degrés, la pression de 1028 hPa, l’aube était à 5 heures 08 et le crépuscule sera à 22 heures 07. Nous perdons une minute de soleil.»

A 17 heures il n’en pouvait plus. Il se mit à genoux et frappa son front au sol avec une grande violence. Au quatrième coup une trace rouge marqua le trottoir. Au septième coup on entendit un crac et il s’arrêta. Autour de lui les passant disaient:

- Que lui arrive-t-il?

Les bras au ciel, le visage ensanglanté, le front enfoncé, et riant soudain de tout son corps, il s’écria:

- Enfin! Enfin ils se posent une question à laquelle le journal ne répond pas!

Il vit alors que son existence avait servi l’humanité. Là il tomba dans le coma. Il n’eut pas le temps d’entendre la sirène de l’ambulance: il était déjà mort.


Je vous disais qu’il ne faut pas prendre de décision trop audacieuse les jours de mauvaise humeur. Cette anecdote en est la démonstration.


Catégories : Art et culture, Humour, Liberté 2 commentaires

Commentaires

  • Des fois il vaut mieux faire prendre un bain de miel doré à sa rate pour éviter le spleen de la lucidité désespérée. Puis s'hypnotiser les sens sur la peau chaude et croustillante entre les mamelles d'une plantureuse dame au coeur accueillant. ( non les genres ne sont pas interchangeables dans ces cas là ).

    Rajouter éventuellement du kalium phos composé Weleda pour retrouver le goût de la fraternité humaine, puis s'abonner ici :

    http://www.courantpositif.fr/

    Si pas suffisant, éviter tous gestes impulsifs en effectuant la méditation suivante:
    Mâchouiller consciencieusement, sans mordre, son ithyphalle, dans la posture de la charrue, puis le poser délicatement sur l'oreille en attendant qu'il sèche. Très bon pour le mental ...

    Courage !

    Heuuu dans n'importe quel ordre, mais 2 x jour minimum

  • Aoki:

    MDRRRRRRRRR!

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