Vous ne connaissez pas Jean Jésus Michael Ndulu. Moi non plus. Il vit peut-être en Afrique du sud. Près de la Crocodile River ou du fleuve Limpopo. Il passe une partie de ses journées à pêcher le poisson belonophago ou le phénaco pendant que sa femme et ses cousins battent le gros mil près de leur maison, au village, à huit kilomètres du marigot.
Au village on l’appelle JanJé, pour faire plus court. Pendant que sa femme fait cuire le mil il prépare les poissons. Il ôte la peau, vide leur ventre, enlève les arrêtes et mélange les miettes de chair à la céréale qui mijote dans la marmite. C’est la période des grands travaux agricoles et la famille est venue de loin pour aider. Il y en a des bouches à nourrir! JanJé pêche beaucoup. Toutes les nuits il part à pied jusqu’au fleuve. Il revient à la fin de l’après-midi.
Aujourd’hui est un jour spécial. JanJé a placé des pièges avec des appâts. Un crocodile de taille moyenne s’est pris le cou dans le piège et agonise. Il a déjà perdu ses forces. Il n’est plus dangereux. JanJé attache ses mâchoires et ses pattes avec une corde très solide et relâche le piège. L’animal respire à nouveau mais entravé il ne peut que se tordre sur lui-même. JanJé sait qu’il doit l’amener en bon état et vivant s’il veut en tirer un bon prix. Il connaît un acheteur, dans un village le long du marigot, qui achète les bêtes et ferme les yeux sur le braconnage.
Il s’y rend. Il parcourt le sentier avec l’animal derrière lui. Il le tire par un bout de la corde. C’est lourd. JanJé transpire sous le chaud soleil d’Afrique. JanJé est habitué à transpirer. Petit, il fouillait les décharges, entre les fumerolles de la fermentation et le soleil de midi. Il en a transpiré des litres! Il est resté maigre comme un fil de fer. Sa musculature est celle d’un coureur de fond, pas d’un camionneur. Mais il est courageux. Avec le prix du saurien il achètera un bon vélo, pour faire le chemin entre son village et la rivière.
Il tire et tire, et le crocodile bouge et bouge. Il arrive enfin chez l’acheteur. Celui-ci lui propose deux cent dollars pour le crocodile, une femelle de taille moyenne. Deux cent dollars! JanJé calcule dans sa tête. Il pourrait acheter un bon vélo d’occasion et un habit de fête pour sa femme dont la soeur se marie bientôt. Il faudrait aussi des nouvelles chaussures pour les enfants. Il propose trois cents dollars. Après la palabre ils conviennent de deux cent soixante. JanJé est heureux. En revenant à son village il passe par les marchés du fleuve. On y trouve de tout. Fier comme un ministre il arrive dans son village accompagné d’une ribambelle d’enfants qui crient et chantent. Tous veulent monter avec lui sur le vélo. Le soir on fait la fête, jusque tard.
Le lendemain il retourne au fleuve à vélo. Près du piège il voit deux jeunes crocodiles, comme perdus. Il les regarde dans les yeux. Il comprend que ce sont les petits de la mère qu’il a vendue. Pris de remords il retourne voir l’acheteur. Il veut négocier le rachat de la femelle et la rendre au fleuve. Il apprend que le marchand ne l’a plus. Les crocos sont ramassés par camion tous les matins. Le sien est en route pour Komatiepoort. JanJé pédale a pleine vitesse les quinze miles qui le séparent de cette ville. Il demande partout où est son crocodile. On ne lui répond pas. On se méfie. Il pourrait être un policier qui traque le trafic d’animaux sauvages. Finalement un homme le voit si malheureux qu’il comprend que JanJé n’est pas policier. Les crocos sont en route pour le port de Maputo. Il y va dans trois jours avec son pick up. Il lui offre le trajet s’il veut bien travailler pour lui d’abord. JanJé accepte.
Après trois jours à ranger des caisses de fruits dans un grand entrepôt au toit de métal il part enfin. A Maputo il apprend que le crocodile est sur un bateau qui vogue vers l’Europe. Il regarde, se renseigne, découvre par des indiscrétions la destination de l’animal: la Suisse. A la nuit il monte sur un cargo et se cache jusqu’au départ. Le lendemain il sort de sa cachette et propose de travailler pour payer son voyage. Quelques jours de navigation et le voici à Naples. De là il part vers le nord par toutes sortes de moyens: à vélo, en train, en camion. Il passe la frontière sans papier. Il arrive enfin à Zürich et se rend à l’adresse où doit se trouver la femelle crocodile. Il est très étonné de voir non pas une ferme de crocodiles mais un magasin qui vend de tout. Dont un sac, posé dans une vitrine. Il reconnaît la peau de la femelle: chaque bête est marquée de stries particulières. Il arrive trop tard pour la sauver. Il est très triste. Il se dit qu’il pourrait acheter le sac et le rapporter aux petits de la femelle comme souvenir de leur mère.
Dans la boutique, une femme noire, comme lui, mais moins foncée, un peu boulotte, avec des cheveux frisés, s’agite et semble parler haut et fort en désignant le sac. Après quelques minutes elle sort très énervée:
- Vous ne savez pas qui je suis! Je suis Oprah Winfrey! Vous entendrez parler de moi! Ah, je serais trop pauvre pour acheter ce sac! Racistes!
Et elle part comme une tempête. JanJé profite de la porte ouverte et entre dans le magasin. Il explique à la vendeuse qu’il voudrait récupérer le sac pour les petits. Il lui reste trente dollars. Comme la bête n’est plus entière, cela devrait suffire. Mais la vendeuse refuse de le vendre pour trente dollars. Il sort du magasin, encore plus triste qu’avant. Il erre dans Zürich et dort dans un parc.
Le lendemain il voit sur tous les journaux la tête de la cliente fâchée, Oprah Winfrey. Il pense que comme lui elle n’avait pas plus de trente dollars pour acheter le sac. Si elle, femme pauvre, parle dans les journaux, pourquoi pas lui? se dit-il. Comme elle, il voudrait raconter son histoire, parler de son magnifique vélo à cent-vingt dollars, de la robe de fête de sa femme, des ses enfants et des poissons de Crocodile River. Mais il ne connaît pas la langue. Personne ne le comprend.
Après quelques jours il n’a plus d’argent. Il pense qu’il est puni pour avoir braconné et pour avoir pris la mère de deux petits crocodiles. La cliente de la boutique, elle, n’est pas punie. Ce doit être une bonne personne. Elle a dû faire de très belles actions pour que l’on parle d’elle partout. Pensez: elle a même été nommée «Personne de l’année 2008» par le mouvement PETA, qui agit pour les droits des animaux et contre l’exploitation de leur fourrure ou de leur peau. C'est pour cela qu'elle voulait acheter le sac en crocodile. Elle voulait le ramener elle-même en Afrique au bord de la Crocodile River! C’est une très bonne personne qui défend ainsi nos frères sauvages, pense JanJé.
Trois mois plus tard JanJé fait les poubelles pour manger. L'Hiver, précoce, s'installe et plante ses vents dans les rues. Un matin on trouve Jean Jésus Michael Ndulu sur un trottoir sombre, blanchi de neige. Mort. Alors, enfin, sa tête passe dans le journal local. La police recherche des témoins. On ne le connaît pas. On voudrait le rendre à sa famille.
Personne ne répond à l’appel.
Image 1: perline9; 2: Micki Kosman; 3: sac croco.
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Commentaires
J'aime beaucoup votre histoire... Personne ne connaissait Janjé, mais personne ne connaît cette dame non plus. "C'est qui cette gonze dont on nous rebat les oreilles pour rien ?"
Excellente, votre histoire. Ce qui me frappe le plus dans cette histoire c'est qu'une petite vendeuse de rien du tout à mis à genoux Oprah, la femme la plus puissante du monde (selon la presse). Au lieu d'exiger le sac en question, Mme Winfrey s'en va s'en rien dire et étale ensuite son histoire de victime-qui-n'a-pas-pu-acheter-un-sac-valant-plus-d'un-an-de-salaire-pour-pas-mal-de-gens. PETA devrait la dégrader de son rang de personnalité de l'année. Et si cet incident avait eu lieu en Italie, par exemple, aurait-elle fait autant de bruit? Non, bien sur, car "les Suisses sont racistes". Non pas "certains" Suisses: TOUS les Suisses.
@ Aenica, @ Chantal: merci! :-)
c'est une fiction ou une histoire vraie?
Une fiction... Mais allez savoir.
:-)
:-)