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La patrie européenne (1): le retour

Quand, après un long voyage, on revient au pays de sa jeunesse, et que l’on pense: «Me voilà chez moi», c’est cela la patrie. Homeland. Heimat.  Родина. Pays de l’enfance, où nos souvenirs ont formé notre appartenance. Ce mot, devenu affreux aux yeux de l’Histoire récente, ne peut être prononcé sans un frémissement tant il reste chargé. Mot chargé, mot tabou, mot donc à explorer, en particulier alors que la construction européenne, si enthousiasmante à ses débuts, montre de nombreux signes de faiblesse.

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Patrie. Mot chargé de respect et d’humilité pour les uns, qui honorent la terre qui les a fait naître. Chargé de honte et de mépris pour les autres, y associant des régimes politiques qui ont fabriqué les pires cauchemars de l’Europe. Comment faire la part des choses? Aujourd’hui même ceux qui en voient le sens positif n’évoquent ce terme qu’avec pudeur. Peut-être par une sorte de culpabilité de n’avoir su protéger leur terre des monstres qui l’ont ensanglantée, ou par une sorte de devoir d’expiation à cause de ces monstres, quand bien même on ne serait pas de leur bord politique ni de leur génération. Ou par peur de la limitation intellectuelle représentée par ce mot à une époque de mondialisation irrépressible. Un peu comme si un méridional arrivant à Paris disait aimer lire Giono.

La patrie: terre natale, terre des ancêtres. Venue des pères étymologiquement, pourtant appelée aussi Mère-patrie, Motherland. Pays où l’on revient et où l’on est chez soi plus que partout ailleurs. Le retour est une notion essentielle. Retour à ce d'où l'on vient, aux valeurs, à ce que l’on aime, à ce qui nous protège et que l’on protège. Dans la patrie l’individu est important comme il l’est dans son village ou son quartier. Patrie, pays qui nous a nourri et envers lequel nous avons à la fois une appartenance et une responsabilité. Appartenance, bien sûr. Appartenance réciproque: cette terre natale à laquelle j’appartiens, et qui m’appartient un peu. La propriété sur le monde, et les frontières qui en résultent. Et qui dit frontière, dit séparation du monde entre moi et l’autre. Et guerre, possiblement.

La patrie était célébrée chez nombre de penseurs du XIXe siècle. On la retrouve dans leeurope,histoire,barrès,socialisme,individualisme,libéralisme,amérindiens,mai 68,libertaire, discours du politicien nationaliste Maurice Barrès. Nationaliste: l’étiquette, vite lancée, ne saurait transcrire la complexité du personnage. A ses débuts littéraires il est plutôt anarchiste et «affirme les droits de la personnalité contre tout qui se conjugue pour l'entraver».


L’individualisme triomphant

Barrès théorise là l’ultra-libéralisme individualiste et le productivisme psychologique  qui prévaut depuis les années 1960 (mai 68 était une révolution culturelle libertaire). Il défend avec force le culte du Moi. Il ajoute , dans «Un homme libre»:

«... le petit bagage d'émotions qui est tout mon moi. A certains jours, elles m'intéressent beaucoup plus que la nomenclature des empires qui s'effondrent. (...) J'ai trouvé un joint qui me permet de supporter sans amertume que des parties de moi-même inclinent vers des choses vulgaires. Je me suis morcelé en un grand nombre d'âmes. Aucune n'est une âme de défiance; elles se donnent à tous les sentiments qui les traversent. Les unes vont à l'église, les autres au mauvais lieu. Je ne déteste pas que des parties de moi s'abaissent quelquefois: il y a un plaisir mystique à contempler, du bas de l'humiliation, la vertu qu'on est digne d'atteindre...»

L’analyse de ses propres états d’âmes est un signe marquant des dernières décennies. La télévision, le cinéma, l’actualité, se nourrissent de ce qui touche à l’intime vécu. Le «Je ressens», «J’ai envie», perfectionnés dans le slogan de 68 «Tout et tout de suite», martèlent la primauté totale de l’individu sur le groupe et le collectif. D’objet, l’individu devient sujet, mais objet dérisoire, réduit à lui seul, sans dimension autre que de manger et dormir. Le consumérisme triomphant, l’ultra-libéralisme financier, sont des formes facilement accessibles de cet individualisme. Il n’y a d’ailleurs pas de différence fondamentale entre l’employé de commerce achetant le dernier smartphone à la mode et le trader jouant avec des milliards. Tous deux satisfont une envie individuelle qui fait loi europe,histoire,barrès,socialisme,individualisme,libéralisme,amérindiens,mai 68,libertaire,au-delà de toute réflexion quant aux besoins fondamentaux et aux conséquences de ses actes. Seule une différence de mesure et de moyens les sépare.

L’individualisme a même eu raison de l’internationalisme et du collectivisme socialiste. Aujourd’hui au nom de la liberté individuelle la gauche défend les droits des minorités hors de toute pensée globale et contribue à l’éclatement psychologique de la communauté humaine. La gauche est de droite, à part pour son dernier slogan utilisable: «Salauds de riches». Mais la droite elle-même ayant largement repris les thèmes de la solidarité sociale, elle est devenue de gauche. Enfin, un peu.


Hors du Moi, plus grand que Moi

Pourquoi donc Barrès, le Prince de la jeunesse comme on le surnommait, a-t-il passé ensuite au nationalisme, puis à l’antisémitisme (avant d’en revenir ultérieurement)? Pourquoi est-il devenu anti-dreyfusard? Le nationalisme a été un relais fort de la pensée des élites à une époque où l’internationalisme socialiste se développait. Il était la défense de la mémoire, des ancêtres, de ceux qui avaient bâti un pays et lui avaient donné un esprit particulier. La patrie devenait l’emblème du Soi, et l’étranger était l’ennemi, le non-Soi.

Cette idée de Soi et de non-Soi est biologiquement fondée: la science de l’immunité produit ce discours. On peut l’extrapoler jusqu’à un point: notre corps est notre terre, notre patrie individuelle, et nul de peut en disposer sans mon consentement. D’où par exemple toute la notion de consentement en matière pénale, sans lequel l’action d’une personne envers une autre est une agression. Il n'y a pas d'amitié sans apprivoisement, pas d'apprivoisement sans une forme de contrat, pas de contrat sans consentement. La différence,
«l'étrangéité» ne peut être balayée d'un revers de main. La peur de l'exclusion ne justifie pas le déni d'appartenances terriennes, même si du point de vue des étoiles et de l'univers ces appartenances sont dérisoires.

Dans une époque où la civilisation médiévale s’écroulait, tant dans ses institutions que dans sa philosophie (volonté d’unité du corps social), et où le corps social était travaillé par une idéologie visant à amplifier les antagonismes, la patrie restait pour certains la
europe,histoire,barrès,socialisme,individualisme,libéralisme,amérindiens,mai 68,libertaire,raison du vivre ensemble. Un retour à un lieu sacré, dont la notion pouvait unifier une population et pour lequel on donnait sa vie. La patrie était à la fois la nationalité, le réseau familial et social de notre début de vie, les paysages, la langue, la pensée, le mode de vie, les attachement affectifs, les nourritures émotionnelles, la foi, le sens de la vie, toutes ces choses qui faisaient de l’individu un peu plus qu’une particule dans l’errance. C’était un concept hors du Moi, plus grand que Moi, ne pouvant être appréhendé intellectuellement par le concept de lutte des classes. On imagine la contradiction entre cette notion presque mystique de la patrie et la force du désir de liberté individuelle.

Les amérindiens avaient le culte de la patrie. La terre sacrée que nul être extérieur à la tribu ne pouvait fouler ou profaner sans y laisser sa vie. L’expression du sacré était maximale dans les cimetières: les traverser était immanquablement puni de mort. On ne foule pas la terre des ancêtres. C’est le thème du film magnifique Jeremiah Johnson, avec Robert Redford, inspiré de l’histoire vraie d’un Mountain man. Le lien à la terre est mystique. Lumineux. Fondateur. Les tribus amérindiennes sont pétries de cet attachement à leur patrie, et des guerres qu’ils ont menées pour la défendre. Cette culture disparue que nous admirons, nous nous la reprochons à nous-mêmes. L’Europe ayant perdu le ciment mystique que la civilisation médiévale avait su développer, elle se cherchait d’autres valeurs où mettre sa foi et où trouver un sens collectif et individuel simultanément.

La mémoire est un élément essentiel de la patrie, de toute civilisation en fait. Il n'y a pas de construction biologique, individuelle et collective sans mémoire. L’Internationale dans un se ses couplets dit: «Du passé, faisons table rase». Mais peut-on vivre sans mémoire, en abolissant le passé? Et de quoi est faite cette mémoire?


A suivre.

Jeremiah Johnson, le trailer:




Et un extrait plus proche de l’âme du film:

Catégories : Europe, Politique, société 0 commentaire

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