Deux jours en Valromey, dans le Bugey, entre le Grand Colombier et Hauteville-Lompnes. Ici s’entrelacent forêts, pâtures, et rivières bordées de hauts buis et de rocs moussus et magiques. Les elfes sont là, me dit-on.
Se définir politiquement
En soirée, repas chez des amis de mes amis. On commence par l’apéritif, qui tourne rapidement en fête musicale improvisée autour des djembés et d’un udu. Les voix et les mains se délient. Chacun saisit le moment d’un solo vocal, sur quelques notes répétitives propices à la transe. Un autre fait évoluer la ligne mélodique. Un autre encore décline des onomatopées, en contrepoint sur le rythme. Ce genre d’improvisation musicale, spontanée et harmonieuse, est un moment d’extase, un partage de beauté.
Puis vient le repas. Discussion sur la pénalisation des clients de prostituées, sur le mariage gay, sur les cathos, sur Dieudonné. Accords, désaccords, positions opposées fermement tenues. On sent les lignes de démarcation pointer le bout du clivage. On en vient à se définir, poser des balises. Mais comment me définir politiquement? La même difficulté revient: me dire sans me réduire. De gauche? J’ai viré ma cuti, et à part quelques thèmes - dont la redistribution des richesses par des mécanismes institutionnels, ou la solidarité accaparée aujourd’hui par des bobos qui n’en ont pas le monopole - je ne peux m’associer à cette entreprise trop totalitaire à mon goût. La gauche ne représente plus un projet.
Son idéologie actuelle vise à détruire ce qui reste des valeurs dites «bourgeoises» ou «conservatrices», comme le mariage, le couple, la puissance masculine, entre autres. Le discours politique de gauche, répétition ad libitum d’une lutte des classes qui ne trouve bientôt plus que les immigrés illégaux comme prolétariat, est figé dans un passéisme sclérosé. La gauche, dans son individualisme extrême, est même plus libérale que la droite. Mais elle développe un individualisme de droits et non de responsabilités. Le collectivisme, lui, n’est plus qu’un refrain dans une chanson de vieux grognards. Enfin, je ne crois pas qu’il faille «faire table rase du passé» comme chanté dans l’Internationale. Je pense même que cette idée est une folie politique, un déracinement de la pensée hors du réel, de la même manière que cette gauche veut découpler le corps et la culture dans le gender. La perte des référents physiques est une forme de pathologie en psychiatrie. L’extrême individualisation et la destruction des valeurs traditionnelles produit peu à peu une société sans liens, un empilement d’individus malléables parce que désolidarisé - et dépendant uniquement de la solidarité d’Etat. Cette gauche crée au mieux un «Meilleur des mondes», avec mères porteuses et bientôt utérus artificiels, et déconstruction complète de la famille - une sorte de maoïsme sans le dire - et au pire elle crée des meutes d’humains qui s’arrachent les subventions d’Etat avant de retourner dans leur niche en mâcher les miettes. Des individus n’ayant plus qu’une appartenance nominative au pays, mais sans plus de fierté d’être un humain libre et créatif. Le but de la gauche étant le tout-Etat, ce quelle n’a pas réussi par la révolution politique elle le tente par le déracinement individuel qui rend la personne dépendante du système. Et on le voit bien en France actuelle, le féminisme est le missile de ce nouveau totalitarisme gauchiste.
Etre de droite? Je peine à trouver ma place dans un éventail qui pratique le libéralisme au coup par coup, dans une mouvance qui ne sait plus se définir intellectuellement faute de penseurs de premier plan. Il faudrait rendre à ce libéralisme sa dimension philosophique, entre liberté totale et conscience sociale, et peut-être y inclure une dose de libertarianisme et des mécanismes régulateurs. Contradictoire, certes. La droite est brouillée par la haute-finance avec quoi je ne me sens pas spécialement d’affinités. Un indépendant produit, il ne spécule pas. J’ai également quelques difficultés à trouver ma respiration créative dans des postures trop restrictives sur le plan des moeurs et des valeurs. La solidarité, si chantée à gauche, se retrouve aussi à droite, mais plus discrète, parfois invisible derrière l’injonction à développer son mérite par sa propre action.
Le conservateur
Alors comment me définir? «Conservateur-progressiste!» annoncé-je au groupe. Un bel oxymore, les deux termes étant franchement antinomiques. C’est bien ce qui m’intéresse. Pourquoi faudrait-il choisir entre les deux? Et d’abord qu’est-ce qu’un conservateur? C’est quelqu’un qui pense que les humains ne sont pas stupides et que ce qu’ils ont construit jusqu’à ce jour a du sens. Le conservateur ne jette donc pas le passé par principe. La tradition n’est pas toujours bonne mais elle est enracinée dans un capital d’expérience issu de siècles et de générations successives qui vaut qu’on en garde l’utile et le solide. Le conservateur ne pense pas forcément que c’était mieux avant, mais il ne croit pas aveuglément que ce sera mieux demain.
On peut diviser les conservateurs en deux types. Le type 1 est l’humaniste, qui défend l’acquis culturel, intellectuel, politique de la société pour garder un ancrage et des balises de références. Il est en général individualiste mais social, nuancé, ouvert, parfois un peu rigide dans ses positions - l’ancrage peut nécessiter cette rigidité. Il reconnaît au capitaine du bateau une autorité limitée au temps de la traversée, après quoi il reprend son propre pouvoir. Il respecte les anciens, les parents, la transmission, donc la famille, la responsabilité individuelle. Le devoir prime sur le droit car le devoir est généreux (donner sa vie pour son pays) alors que le droit est égoïste (et moi et moi et moi). Il aime l’honneur et l’intégrité, valeurs qui se construisent dans le respect et le long terme. Il est libéral sans être suicidaire (par exemple un trader est un progressiste déconnecté, pas un conservateur). L’autorité est mesurée, ponctuelle, ferme et accueillante. Il sait ruminer, remâcher les choses pour les faire siennes. Il apporte beaucoup à la société par sa réflexion, ses moyens intellectuels et/ou matériels, sa fidélité à ses valeurs. Il est naturellement sécurisant. Il aime avoir des références communes, collectives, pour que les humains se comprennent en usant de balises identiques dans les idées ou dans le langage. Il est au service de la société.
Le type 2 est le psychorigide. Il veut figer toute évolution dans un moule autoritaire. Il ne pense pas, il suit les mots d’ordre du prêtre, du chef, du parent, sans les remâcher. Il n’a plus d’individualité. Tout ce qu’il sait dire est «il faut, il faut». Si on lui pose une question personnelle il répond au travers de ce qu’il a appris sans y ajouter sa propre expérience. Il ne cherche que la pérennité dans l’instauration de formes politiques cloisonnées et immuables.
On peut trouver des conservateurs de type 2 aussi bien à gauche qu’à droite. Mélanchon en est un. Le conservateur type 1 est souvent ouvert au partage social car il a conscience qu’une société est plus qu’un empilement d’individus, comme De Gaulle par exemple.
Le progressiste
Et qu’est-ce qu’un progressiste? Le type 1 est une personne qui pense que l’on peut toujours améliorer les conditions de vie des humains. Améliorer le confort de vie par l’innovation technologique, améliorer les techniques agricoles, les outils pédagogiques, les moyens de communication, la compréhension et le respect entre les humains, les formes politiques qui permettent de redistribuer richesses et pouvoir. Le progressiste aime souvent la technologie, symbole fort du changement. Il est sensible à la souffrance des autres car il souhaite sincèrement améliorer le monde. Il est plutôt social-libéral, acceptant de négocier des lois pour équilibrer la société, plutôt que de remplacer le système en place. Il est créatif, au service de l’humanité.
Le type 2 est jusqu’au-boutiste. «Du passé faisons table rase». Pour lui ce qui était avant est par principe mauvais et seul ce qui est à venir, de préférence sans lien avec le passé, est bon. Il est prêt à plonger dans le vide. Ceux qui ne pensent pas comme lui sont des «réactionnaires». C’est par exemple l’extrémiste de 1789; c’est la pensée qui domine la France depuis lors, dont le clivage gauche-droite est une des formes. Sa créativité ne sert que son propre narcissisme même s’il prétend agir au nom de la société. Il a besoin d’entraîner les autres avec lui parce qu’il est si déconnecté de l’humain qu’il ne peut trouver son propre aplomb sans une masse par laquelle il est porté en héros. Il peut aussi être solitaire, sorte de héros sans chapelle, vivant sur le mythe du rebelle comme s’il y trouvait un projet durable. Il peut être attractif: Don Quichotte en est un.
Le nouveau paradigme
La grille d'analyse conservatisme-progressisme ne recoupe pas complètement le clivage gauche-droite. Il y a des progressistes et des conservateurs dans les deux bords politiques. Cette grille a l'intérêt d'être plus vaste et nuancée que le clivage habituel.
Conservateur type 1 - progressiste type 1. Cette clarification n’est pas définitive car mon côté progressiste me pousse à chercher une meilleure idée ou définition des choses. Mais elle me permet de poser un cadre dans lequel mon conservatisme peut trouver sa respiration.
Conservateur C1-progressiste P1: la première difficulté est d’accepter les contradictions qui en découlent sans vouloir les supprimer par une posture autoritaire.
La société fonctionne depuis longtemps au OU/OU: ou gauche ou droite, ou conservateur ou progressiste. Mon paradigme est le ET/ET. Quand j’en parle je constate que beaucoup de personnes se sentent emprisonnées dans le OU/OU, et aspirent au ET/ET car leur vécu est ET/ET.
Ce paradigme fait partie des clés vers une nouvelle pensée européenne, en politique et dans de nombreux domaines. C’est un chemin qui mène à la nécessaire acceptation de la complexité du monde.