Les croyances du XXe siècle commencent à s’estomper. Celle en particulier d’un humain essentiellement social, formaté par le groupe. L’idée avait pourtant ceci de séduisant que les déterminismes de groupes sont supposés être plus modelables que les déterminismes biologiques ou caractériels.
Je suis ce que je veux?
Selon cette croyance nous serions la figurine que la société crée de nous. Il serait dès lors simple de lever le poing, de proclamer sa totale liberté et de changer de peau. Cela fait partie de la pensée productiviste et constructiviste, selon laquelle nous serions une informité que les influences et les choix sculptent à mesure de la construction du corps et de l’Histoire, dans le ventre de nos mères déjà, peut-être. S’ils peuvent être sculptés par l’environnement, ils peuvent donc aussi l’être par nous-même: tout déterminisme biologique, symbolique, caractériel disparaîtrait pour laisser place à notre volonté triomphante.
Changer de peau. Dire «Je suis» à partir de rien, ou presque: quelle ambition inouïe. Même les physiciens ne sont pas certains que notre univers ait commencé de rien. Mais dans le sillage des révolutions qui ont secoué le monde depuis trois siècles, on trouve sous différentes formes cette idée dominante que notre destin n’appartiendrait qu’à notre volonté.
Changer de peau à notre guise, nous créer de toute pièce: nous sommes Dieu, alors? C’est ce que l’on peut déchiffrer dans ce rêve de toute-puissance. Que ce soit en politique dans le projet d’une société idéale où seul le bonheur compte, en psychologie New-Age dans l’idée d’un individu délesté de ses racines terrestres, dans la finance où l’on crée de l’argent qui n’existe pas, en sociologie dans la théorie de l’indifférenciation, dans la médecine qui envisage l’utérus artificiel et la reproduction en laboratoire, ou dans l’exigence libérale impossible d’une extrême liberté, la quête de la toute-puissance est là.
Nous pouvons rêver d’une telle puissance, comme de grands enfants. Nous pouvons continuer à croire que l’Homme est avant tout un animal social, ce qui lui donnerait cette toute-puissance de l’auto-création. Mais comment les sociologues n’ont-ils pas vu que cette auto-création n’est possible que par ce qui nous rend en quelque sorte asociaux, ce qui nous différencie fondamentalement des autres? Car si nous pensons pouvoir nous délester du déterminisme social, c’est qu’il existe en nous individuellement quelque chose de différent, qui n’appartient qu’à nous, et qui marque une limite, une interface, une frontière entre les autres et nous. L’extrême individualisme de notre époque ne peut qu’arriver à produire de nouvelles frontières, de nouvelles différenciations, justement pour préserver notre différence.
Frontière
Frontières, limites: on y revient. Le déterminisme biologique fait que je ne peux pas décider d’être une femme ou un homme, sauf à copier les comportements archétypaux ou les caractéristiques morphologiques du sexe que je ne suis pas et dont je n’aurai jamais l’ADN. La forme de mon corps fait que je ne suis pas taillé pour voler - sauf si une modification multimillénaire se mettait en action, ce qui ne saurait être le résultat de ma seule volonté d’animal social. Le corps du chaman qui devient faucon reste au sol, seul son esprit voyage.
Si l’humain est un être social, s’il nécessite un groupe pour apprendre à être, il est aussi un être profondément territorial. Le territoire est une nécessité vitale. Le premier territoire est le corps, la frontière en est la peau. Elle pose limite à l’Autre: il ne peut se saisir de mon corps sans transgresser cette notion fondamentale que je ne suis pas lui. Toute approche suppose un accord, un contrat.
Le deuxième territoire est la maison, ou la hutte, ou la grotte. Puis la région ou la contrée, puis le pays, et enfin le monde et l’univers. Chaque échelon de grandeur se rajoute aux précédents sans les supprimer. Et chaque groupe humain connu aujourd’hui se reconnaît dans une forme ou l’autre d’un territoire, le corps étant bien sûr le premier, le plus fondamental. Mais le territoire géopolitique n’est pas moins important, qui engendre des caractéristiques collectives.
Si l’Homme est un animal territorial autant - et peut-être plus primitivement - qu’un animal social, cela signifie que la relation sociale s’articule autour de la gestion de l’espace, donc du territoire. Il y a ici quelque chose de fondamental.
Et qui dit territoire, dit: nom. Un pays a un nom, un corps a un nom, avec ce qui le lie aux autres et aussi ce qui l’en différencie. Qui dit nom dit: identité. Laquelle se fait de mille choses dans lesquelles nous pouvons nous reconnaître ensemble comme différents mais reliés sur un espace donné.
Il n’y a donc rien de surprenant à ce que l’on garde une référence territoriale dans nos relations aux autres, ne serait-ce que celle où sont nos pieds. La suppression des limites est un long processus, et dans certains cas il est mortel - comme de retirer la peau d’un animal. Dans le couple et dans les relations en général, l’altérité reconnue est une garantie d’équilibre entre les humains. De l’altérité reconnue naît le respect, et du respect naît le vrai désir de l’autre.
Sortir de soi, faire reculer sa limite et aller vers l’autre, ou au contraire préserver sa limite: ce n’est pas un antagonisme où il y aurait un «bon» et un «mauvais» mouvement, ce sont deux mouvement fondamentaux, alternatifs, co-dépendants.
Commentaires
Notre modernité est marquée par ce fort besoin de dépasser les frontières, de se sentir absolument et totalement libre et puissant.
Certes les mythes de Prométhée ou d'Icare parlent déjà de ces ambitions-là, on peut donc imaginer que ça fait partie de constantes humaines, dont l'aspect positif est le désir de progrès et le besoin de se surpasser.
Votre évocation de notre première frontière, l'enveloppe corporelle m'a rappelé l'expérience avec mes nouveaux-nées.
A l'époque, je m'imaginais qu'elles étaient super-contentes d'êtres sorties de l'étroitesse de mon ventre, surtout qu'elles s'y trouvaient à deux. Mon idée très adulte de la liberté de mouvement était à côté de la plaque.
J'ai appris plus tard que les tout-petits ont besoin de sentir leurs contours, de se sentir contenus. C'est pour cela qu'ils pleurent souvent au moment où on les déshabille ou qu'on les plonge dans l'eau du bain.
L'enmaillotage n'est plus tellement pratiqué chez nous et nous sommes souvent épouvantés de voir les bébés des pays de l'Europe de l'Est ainsi "emprisonnés". D'après mon expérience, cette pratique est judicieuse, pendant les premières semaines de vie.
Plus tard, les enfants ont besoin aussi de repères clairs, pour apprendre à s'orienter dans le monde de plus en plus complexe. Ce sont les rituels, limites, règlements. Cela demande beaucoup de cohérence, de patience et de suite dans les idées chez les parents et enseignants. Et l'intime conviction que c'est non seulement légitime, mais souhaitable.
J'entends déjà la tentation de l'accusation d'autoritarisme et d'abus.
Ma génération pouvait encore être un peu traumatisée par des règlements et limitations de toutes sortes, mais de nos jours...
Je crois même me souvenir qu'un enfant (bébé ou petit enfant) qui n'est jamais touché, câliné, saisit, peut développer plus tard des difficultés d'affirmer son être et son identité, voire parfois des troubles de la personnalité.
La conscience de soi et de l'autre est influencée par les sens, dont le toucher.