Un petit tour par l’Afrique. L’Afrique imaginée, aimée: L’Aigle. Une histoire pour grandes personnes, extraite de mon livre: «Les contes de Crocodile River».
L’aigle
Il est maigre comme une allumette. Il s’appelle Abbécarré. On le surnomme Carré. C’est plus court. Abbécarré s’en va. Il regarde encore une fois le village au bord de la rivière. Il aura sa revanche. Il montrera de quoi il est capable. Il leur montrera à tous. Tous ceux qui disent : « Carré, tu n’es bon à rien. Tu crois que le ciel va te donner deux mains de plus ? » Deux mains lui suffiraient. Il sèmerait et récolterait les racines de manioc. Il élèverait des chèvres. Un homme tout maigre peut élever des chèvres. Il quitterait la case de ses parents. Il trouverait une femme et vivrait comme les autres. On a besoin de vivre comme les autres.
A vingt et un ans il n’a pas de femme. Il est pourtant beau garçon. Le visage bien fait, les yeux charmeurs, et un sourire comme un bouquet d’hibiscus. Tous ses amis sont casés et la marmaille court sur la terre battue. Bientôt il n’y aura plus une seule fille libre. Le temps n’arrange pas les affaires de l’amour. L’amour c’est trouver une femme bonne, faire des bébés et boire de l’alcool de cactus au coucher du soleil avec ses amis. Un homme sans amour ne boit pas l’alcool de cactus avec les autres. On se moque de lui. « Tu n’es pas encore marié ? Tu as un problème ? Ha ha ha ha ! »
Oui, Abbécarré a un problème. Un gros problème. Ses amis n’en parlent pas. Ils sont gênés. Ils disent : « Il n’y a pas de problème. » Ils pensent l’aider. Ça ne l’aide pas. Moins on en parle plus il y pense. Il sait qu’il n’est pas comme eux. Il le voit dans leurs yeux. Dans l’eau de la rivière s’il se penche au-dessus, et quand il doit manger. Il le voit quand il invite une fille à danser le samedi au Zulumba, le café-danse sur la route de Tekwane. Abbécarré n’a pas de mains. La nature a oublié de lui en mettre au bout des bras. Ou bien il n’y en avait pas dans l’entrepôt du ciel. Il mange avec la bouche, dans l’assiette. Ce n’est pas facile pour couper la viande. Il ne la coupe pas. Il attrape un gros morceau qu’il mastique lentement. Il reste la bouche pleine pendant plusieurs minutes. Comment raconter cela aux filles ? Il ne pourrait pas les caresser. Ni rattraper un bébé qui tombe. Quand il était petit il avait trouvé le moyen de grimper aux arbres sans ses mains. Mais cultiver était trop difficile. Tenir la charrue, impossible. Il ne pouvait même pas traire les chèvres. Ses parents l’avaient beaucoup aidé. Mais lui n’était pas heureux. Il n’avait pas d’avenir. Il n’imaginait pas ce qu’il aurait pu faire. Qu’aurait-il pu faire ? Courir sur les pistes et un jour gagner le dix mille mètres aux jeux olympiques. Exercer sa voix et chanter avec Youssou N’Dour ou avec Johnny Clegg le zoulou blanc. Et sûrement beaucoup d’autres choses auxquelles il ne pensait pas. Abbécarré avait un second problème : il cultivait un état d’esprit négatif. Il n’imaginait pas son bonheur. Il ne voyait rien d’autre que l’impossible. Et vous, qu’auriez-vous vu à sa place ? Moi-même je ne me vanterais pas d’être plus fort que lui.
Quand il est né ses parents étaient désespérés. « Qu’adviendra-t-il de toi, Abbécarré ? Tu ne pourras rien faire ! Quelle triste vie pour toi. L’esprit de la Terre était fâché. Il est parti avant la fin. » Avant la fin, avant la naissance du bébé. Avant qu’il soit tout fabriqué. L’esprit de la Terre dispose de centaines de mains minuscules dans le ventre des mamans. Jour et nuit il travaille au bébé, s’il n’est pas fâché. S’il est fâché il fait la grève. S’il fait la grève la terre ne donne pas. Pas de terre, pas de bébé. Ils pensaient que l’esprit de la Terre avait fait la grève, qu’il n’était pas allé au bout du bébé. Les parents se lamentaient jour et nuit.
Un jour, un ancien, Roule-Roule, qui vit dans une cabane au bord de la rivière, les entend passer. Ils disent à Abbécarré : « Quelle triste vie pour toi. Tu n’es pas de ce monde. » Il sort de sa cabane et appelle les parents. Il dit que ce n’est pas bon pour le bébé. Pas bon de se lamenter jour et nuit. Pas bon de dire qu’il aura une vie triste. Si tu dis qu’il n’est pas du monde, il l’entend. Les bébés entendent cela. Roule-Roule connaît la vie. Quand l’ancien fait cette remarque les parents l’écoutent. Après ils ne se lamentent plus. Mais Abbécarré est déjà grand. Il a quatre ans. Il a tout entendu. Il a tout pris en lui.
Tout ce qu’il a entendu remonte aujourd’hui dans sa mémoire. Il suit la rivière d’un pas décidé. Il leur montrera qu’il peut faire quelque chose d’unique même sans mains. Passé le tournant de la rivière la piste s’enfonce dans le bush. Derrière lui, des voix. Ce sont ses amis.
- Carré, Carré, reviens ! Où vas-tu comme un rhinocéros en colère ?
- Je ne m’appelle pas Carré. Je m’appelle Abbécarré !
- Reviens ! Que fais-tu ? Carré !
Abbécarré ne répond pas. Il ne doit plus les écouter. Il ne veut écouter que lui-même. La piste monte maintenant. Devant lui se dresse la montagne. Il traverse le grand fossé des lions. On l’appelle ainsi parce que les rochers ressemblent à des têtes de lions. Ensuite il passe dans la barrière d’épineux.
- Carré, reviens ! crient les voix au loin.
« Je ne m’appelle pas Carré, pense-t-il en accélérant sa marche. Je m’appelle Abbécarré. » Il aborde le flanc de la montagne. Il suit un sentier étroit et tortueux. La pente est sévère. Abbécarré pousse sur ses jambes, pousse sur ses pieds. Ils improvise un chant pour se donner du courage.
Pousse tes jambes, pousse tes pieds, Abbécarré, le monde sera à toi. Pousse tes pieds. Tu n’as pas de mains mais deux bons pieds qui te mèneront en haut de la montagne. Pousse, pousse, Abbécarré, sans jamais te fatiguer. »
Le chant lui donne de la force. Il monte presque en courant, presque en dansant. Loin, en bas, on entend encore les voix :
- Carré, Carré, il n’y a rien là-haut ! Rien que le précipice ! Reviens Carré, reviens chez toi. Tes parents t’attendent !
Ses parents ! Ils n’ont pas démérité, ils ont fait beaucoup. Mais ils ne croient pas en lui. Et à trop en faire ils ont cassé quelque chose. Abbécarré ne sait pas ce dont il est capable. Il leur en veut. Ils les juge durement. « Vous auriez été mieux inspirés de me chanter des chansons. Vos lamentations n’étaient pas belles à entendre. Je ne veux plus de vous. »
Il arrive en haut de la montagne. Le sentier aboutit à un plateau de roche rouge, petit, à peine quelques pas de largeur en marchant par le milieu. Tout autour le regard porte aux quatre côtés du monde. Abbécarré voit la rivière qui serpente comme un boa entre les arbres. Il voit même les toits de son village. Et par là, ce doit être Tekwane, plus loin que le Zulumba. Vers le soleil le bord de la montagne est coupé à la machette : tout droit jusqu’en bas. Une haute falaise d’au moins six cents mètres. Abbécarré a le vertige. Il reste tout au bord. La pointe de ses pieds dépasse de la pierre. Il ferme les yeux. Il sent la chaleur, le vent. Toutes les odeurs qui montent de la plaine. Un peu de musc de buffle. De l’urine de zèbre. Et la terre. Cette terre où il est né. Cette terre qui a manqué pour finir ses mains. Une colère vient. Il parle. Il crie :
- Esprit de la Terre tu n’es pas malin ! Pas malin du tout ! Qu’est-ce que je fais moi, sans mes doigts ? Je ne peux pas tenir les mains d’une fiancée. Pas caresser la peau d’une fiancée. Pas jouer du djembé. Et comment veux-tu que je tire le lait des chèvres ? Je ne peux rien faire sans mains. Je suis condamné. Quel mal ai-je commis pour que tu me punisses ?
Abbécarré se tait. Une grande tristesse remplace la colère. Des larmes montent à ses yeux. Bientôt ce sont de gros sanglots. Il pleure comme une rivière en crue. Le vent caresse son visage. Le soleil parle dans son cœur. Mais les larmes débordent vers ses oreilles : il est sourd. Il avance un peu plus. Son équilibre vacille. Il n’entend presque plus les voix en bas.
- ...viens... pas ça... Carré !
Les larmes ont cessé. C’est maintenant tout vide à l’intérieur de son corps. Vide comme une maison sans enfants. Léger. Il avance encore un peu. Un cri transperce l’air. Il ouvre les yeux : c’est un aigle. Un grand aigle qui vole droit sur lui. D’où vient-il ? Il ne l’a pas aperçu en montant. L’aigle fonce et crie encore. Le cri déséquilibre Abbécarré qui tombe en arrière. Il sent le bout des plumes sur sa tête. Il cherche ses pensées. Le rapace tourne et revient. Un aigle géant ! Comme on raconte dans les légendes. Quelqu’un de Maputo le vit un jour. Personne ne le crut. Il n’y avait pas de témoins. Abbécarré se relève. L’aigle fonce déjà et pousse un nouveau cri déchirant. Cette fois le garçon ne peut l’éviter. Le bec arrache un morceau de peau sur son épaule. Il tourne encore et revient. Abbécarré se prépare. Quand l’aigle est près de lui il se protège en dressant les bras. Les griffes se plantent dans sa chair et il s’envole : l’aigle l’a attrapé ! Il vole ! Il crie, pleure, rit. L’oiseau fait un grand tour. En bas ses amis le regardent sans comprendre. Qu’est-ce que c’est ? Un homme à plume ? Un ange à pattes humaines ? L’aigle vole au-dessus du bush, descend vers le fossé des lions, plane jusqu’à la rivière. Au milieu il lâche Abbécarré qui tombe dans l’eau. L’endroit n’est pas très profond et bien qu’il n’ait pas de mains pour nager il gagne vite le bord. L’aigle a déjà disparu. Il regarde ses bras lacérés. Il a mal.
Ses amis arrivent en courant.
- Carré, Carré, tu as volé ! Personne n’avait volé avant toi !
Ils le prennent et le portent en triomphe jusqu’au centre du village, sur une grande place de terre battue. Ses parents pleurent en le voyant revenir. Lui se rappelle encore son vol. Son cœur est rempli de bonheur. Il embrasse ses parents. Les gamins dansent autour de lui. Soudain, il traverse la place. De l’autre côté il y a une vieille femme, une grand-mère, aveugle. Il frappe à sa porte.
- Qui vient ? demande une voix.
- C’est Abbécarré.
- Ah. Entre, mon garçon.
Il entre. Elle est sur son fauteuil. Elle écoute une radio qui grésille. Elle ne le voit pas mais elle l’entend malgré la radio. Elle sait où il se trouve. Il est assis à ses pieds.
- Alors, comment est ta vie Abbécarré ?
- J’ai volé, grand-mère. J’ai volé dans les griffes d’un aigle.
Elle ne dit rien. La radio sème quelques notes dans la pièce. Les gamins sont massés en silence devant la porte. La lumière dore leurs cheveux. Abbécarré respire à peine.
- Et maintenant, que veux-tu ? demande-t-elle enfin.
- Tu n’y vois plus rien, grand-mère. Je veux habiter avec toi. Je veux être tes yeux.
La vieille sourit. Elle tend sa main fripée. Il y pose son avant-bras blessé. Il connaît le bonheur.
Pour l’aigle, pas besoin d’en raconter plus. On le croira. Il a des témoins.