Voyons ensuite les critiques précises adressées au musicien. Mais aussi, plus intéressant, voyons comment un journal en ligne pour ados analyse la chanson et propose deux lectures opposées du texte. Enfin j'ajouterai succinctement ma propre lecture de cette chanson Toute la vie.
J'ai abordé hier la chanson en question sous l'angle d'une comparaison avec Ferré. Aujourd'hui voici quelques exemples de ce que le net a relayé, selon challenges.fr:
«Des vieux cons donneurs de leçons», «Un délire de riches qui, en plus, nous insultent»… Voilà quelques-unes des gracieusetés que l'on peut pêcher sur Internet. Jacques Attali, qui fut un intime de Coluche, cogne lui beaucoup plus fort : «Un monument de vulgarité et de haine des jeunes». Rien que ça... Et l'ex-chanteur de Téléphone, Jean-Louis Aubert, qui apparaît sur le clip, trouve pourtant moyen de s'en désolidariser ... un tantinet... «Ce n'est pas réactionnaire, mais paternaliste». Sacré niveau d'échanges et de polémique».
C’est bien dans l’état d’esprit de l’époque: réactif et sans analyse.
Jean-Louis Aubert, cité sous mon billet d'hier par une internaute, a réussi un monument d’hypocrisie. Alors qu’il apparaît sur les images du clip, il affirme ne pas avoir chanté - son apparition à l’image étant faite en playback (on ne sait pas sur quelle voix). Difficile de faire plus lâche et crétin. Je ne trouve pas d’autre mots. Comme quoi, le rock produit aussi ses propres impostures, et la pose héroïque habituelle destinée à vendre de la musique prend ici une allure moins glorieuse. Alors, Jean-Louis Aubert: rocker peureux? Comme le chantait Ferré, il n'y a plus rien. Même pas le sentiment de sa propre dignité et cohérence.
Maintenant quelques extraits du décryptage fait par ce site pour ados. D’abord la lecture sombre:
«Si on analyse le texte de Toute la vie d'un certain point de vue, on peut effectivement lui donner une interprétation réactionnaire. Des phrases comme c'est à ton tour et vas-y et à vous de jouer, mais faudrait vous bouger peuvent sous-entendre que la jeunesse est fainéante, incapable de se prendre en main, contrairement à eux, adultes ayant réussi grâce à leur labeur (on s'est battus, on a rien volé, tout ce qu'on a, il a fallu le gagner). (...) ... le texte décrit une jeunesse vénale, matérialiste, prête à échanger sa jeunesse contre une caisse, une jeunesse qui n'accepte pas les difficultés».
Ensuite la lecture positive:
«On peut aussi l'interpréter comme un dialogue entre deux générations. Des adultes qui donnent des conseils à leurs adolescents, leur expliquant que pour eux aussi, contrairement à ce qu'ils pensent, les choses n'ont pas été toujours facile. Qu'eux aussi ont dû se battre, et que si les jeunes le désirent réellement, s'ils sont prêts à lutter à leur tour, ils pourront également obtenir ce qu'ils souhaitent. Que rien n'est acquis, pour personne et cela peut importe l'époque».
La transmission est un archétype et une nécessité dans les relations sociales et dans l’édification des civilisations. Le fait qu’un ancien parle aux nouveaux arrivants dans la vie est dans la logique de la transmission. Cela n’a rien de réac. Le passé n’est pas un encombrement, c’est là d’où nous venons. Mais qu’à 20 ans on ne veuille rien entendre et faire sa propre expérience me paraît très normal et souhaitable. L’autonomie et l’estime individuelles sont les fruits de nos propres actions et réalisations.
Pour terminer, quelques mots sur la chanson elle-même et sur le clip.
Visiblement l’intention du chanteur est bienveillante. Il donne un message positif, appelle au courage d'affronter la vie, d’aller au charbon, de prendre le monde en main, d’inscrire comme à chaque génération les espoirs et les rêves de la jeunesse. Il transmet en quelque sorte le témoin aux nouvelles générations - pour que continuent les Restos du Coeur avec une génération montante. Il fait ce qu’il doit faire. L’absence de cette intention de transmission serait dommageable.
Pour autant si l’intention de Goldman me paraît louable et positive, le résultat est plus discutable. La musique d’abord, partie accrocheuse d’une chanson. Si l’on veut composer un hymne, on y met des envolées, une puissance contenue, surtout sur ces paroles répétées dans le clip, message ultime de la chanson: «À ton tour et vas-y, à ton tour et vas-y, à ton tour... vas-y».
Or la musique censée susciter l’enthousiasme ou marteler le message est particulièrement molle et peu émouvante. On reconnaît bien quelques balises musicales «goldmaniennes» mais cela ne fait pas l’affaire. Il y a un gros décalage entre le texte et la musique. Toute la vie, et vas-y, vas-y, cela appelait à plus d’emphase et d’énergie fédératrice.
Sur le texte, je ne suis pas convaincu par la pertinence de mots comme «sali les idéologies» ou «nous c’est chômage, violence et sida». A quelle idéologie fait-il référence? Toutes celles du XXe siècle ont fait des millions de morts dans des conditions terribles. Laquelle pourrait avoir été «salie», qui ne l’était pas déjà dans son essence? Que veut-il sauver en disant cela, alors que les idéaux sont en partie à réinventer, à recomposer, à reformuler selon un paradigme nouveau? Si la poésie permet l’usage de termes génériques et un découplage entre l’idée et la réalité, parler des idéologies est autrement précis et demande développement politique - ce qui ne peut être fait dans une chanson sans prendre le risque de la voir oubliée dans un tiroir. Et puis la jeunesse ne peut être réduite à quelques stéréotypes, elle est multiple et diverse. Mais le principe d'une chanson est de synthétiser et de faire court.
D’autre part l’opposition des générations produit un résultat hybride et peu clair à l’image: qui parle à qui? L’écriture n’est pas d’une clarté aveuglante. Et cette opposition forcée entre générations semble plus proche des années 1970 que des années 2010. Ils ne sont plus la génération rupture, celle de 68. Ils sont la génération terres rares et les anciens sont la génération pétrole. Chacun son fardeau.
Enfin je trouve le clip sinistre. Simpliste, gueules tristes, cadavériques presque, à croire qu’ils sortent au petit matin d’une nuit de cauchemar. Mais cela mérite-t-il de voir Goldman classé parmi les vieux cons réacs? Je n’en suis pas sûr, même si je l’ai entendu mieux inspiré.
Mais pas de souci: la société du divertissement sait presque tout recycler. Ainsi cette polémique attire-t-elle l’attention sur la soirée des Enfoirés diffusée prochainement sur TF1. Au fond, c’est peut-être le but.
Pour qui n'a pas vu le clip:
Commentaires
La réponse en humour de Goldman au Petit journal:
http://teleobs.nouvelobs.com/actualites/20150304.OBS3887/jean-jacques-goldman-au-petit-journal-juste-une-chanson.html
Quant à la chanson, la polémique l'a fait grimper de la 117e place du classement des ventes, à la 10e place.
Cette structure du dialogue jeune-vieux m'a rappelé "Father and Son" de Cat Stevens, une chanson des années 1970, où Stevens chante lui-même les paroles du père et du fils.
Je ne retrouve pas la version que j'ai encore dans l'oreille, où la partie du jeune homme est chanté avec une certaine rage. Je ne trouve que des versions trop lentes et soporifiques à mon goût sur You Tube.
Alors voici un lien pour l'interprétation de Rod Stewart :
https://www.youtube.com/watch?v=CpZD80bfDyo
Il est frappant de constater que le message du père consiste à calmer son fils, à lui conseiller de profiter des ses rêves, tant qu'ils sont encore là. Le fils semble désirer un changement, une rupture avec le ronron paternel. Ainsi, le père est un peu flou et le fils est dynamique.
Donc le contraire de la configuration de la chanson des Enfoirés.
Goldman ou Coluche auraient pu être dans le rôle du fils de la chanson de Cat Stevens, à vouloir tout faire changer.
On ne peut pas bâtir de théorie générale sur deux chansons, mais Goldman est malgré tout de la génération des soixante-huitards, né en 1951. Il peut avoir un regard étonné sur les générations qui ont suivi, avoir l'impression que les jeunes se sont repliés sur un individualisme auquel on ne s'attendait pas forcément.
Les Restos du Coeur ont été fondés par un Coluche, (né en 1944), qui s'est drôlement bougé, en ayant une fibre sociale pour le moins développée.
Goldman se fait vieux, JL Aubert et beaucoup d'autres Enfoirés ne sont pas non plus fringants et Coluche n'est plus de ce monde. Il faudrait peut-être songer à la relève et trouver des jeunes plus punchy ;-)))
Dans ce sens, je trouve que la chanson en question, bonne ou mauvaise, s'inscrit dans une certaine logique. Que ça dérange, tant mieux !
Si ça fait le buzz et que ça peut amener des fonds aux Restos, tant mieux ! C'est ça qui compte, pour finir. Pas les susceptibilités froissées.
@Calendula : Votre dernier paragraphe est pour moi la conclusion parfaite d'une polémique qui n'a pas lieu d'être. Il me semble que l'on oublie un peu vite les textes signés jadis par Vian, Brel, Ferré etc... et je ne parle que des francophones qui n'étaient pas des plus flatteuses pour les générations plus agées de l'époque.
D'accord avec vous Grindesel. La conclusion de Calendula rappelle où est l'important.
Les chanteurs d'avant ne mâchaient en effet pas leurs mots, et je trouve même que les mots de Goldman ne sont pas de la force de son thème. On sait que Goldman est en général assez consensuel, donc c'est comme ça.