C’est le soir en ce début d’hiver 59. Il est 21h13. Il pleut. Beaucoup. 130 mm depuis 24 heures, 500 mm depuis 10 jours. C’est ce qu’on nomme un épisode méditerranéen, cette sorte de mousson qui touche parfois le midi de la France.
Après des années de sécheresse (déjà) l’automne 1959 connaît des records de précipitations. Toute la Provence est abondamment arrosée. À Nice:
« Raz-de-marée promenade des Anglais... inondations en série, un mètre d’eau devant la Croix de Marbre, autocar bloqué face à l’hôpital Lenval avec des passagers affolés, voitures projetées. »
Tout cela bien avant la phase actuelle de réchauffement du climat.
Une monographie sur la catastrophe, monographie particulièrement intéressante, détaille soigneusement les conditions météo qui ont précédé la rupture du mur. Elle rappelle que la ville de Fréjus est connue pour ses inondations en automne ou en hiver.
« Les pluies automnales et hivernales occasionnent souvent des crues dévastatrices pour Fréjus et la plaine aval du bassin versant. Ce fut notamment le cas en septembre 1907, octobre 1930, ou en novembre 1960 (quasiment une année après la rupture du barrage) où 360 m3/s furent relevés (DDTM et SAFEGE Ingénieurs-Conseils, 2014). (…) Depuis des siècles, chaque année, ouvrant de nombreuses brèches dans ses rives, il créé dans la plaine de Fréjus de graves inondations. »
Ce début décembre les pluies remontent vers le nord jusqu’à la Vendée (image 1 archive infoclimat.fr). Dans le Var, entre les massifs des Maures et de l’Estérel, se trouvent deux vallées creusées par deux cours d’eau torrentiels: l’Argens, et le Reyran qui se jette dans le premier en ville de Fréjus. Après, c’est la mer.
Le Reyran justement a été choisi pour ériger un barrage qui desservira en eau toute la région de Fréjus, y compris les plaines agricoles autour de la ville (plaine de l’Argens). L’ouvrage est le plus mince d’Europe et haut de 60 mètres. Il contient au maximum presque 50 millions de m3 d’eau. Il est situé au lieu-dit Malpasset, dont il prend le nom.
Le Reyran est un torrent au débit très variable et faible. Il n’y a pas eu besoin de canal ou de galerie de dérivation des eaux pour construire. Un forage aurait pourtant révélé la présence de roches non homogènes et instables aux points d'ancrage. Le barrage est achevé en 1954. Commence le remplissage, la mise en eau.
1959. En cinq ans le lac n’est pas encore plein. L’ouvrage n’a donc pas encore été testé. Selon Wiki:
« … anormalement long, le premier et seul remplissage de la retenue dure près de cinq ans, à cause d'une longue et sévère période de sécheresse. Le remplissage est également ralenti par une société exploitant la mine de fluorine de la Madeleine et la mine du Garrot, située en amont. Elle fait trainer sa procédure d'expropriation, obligeant à délester de l'eau du barrage pour que les galeries ne soient pas inondées. »
Les pluies diluviennes du 27 novembre au 2 décembre 1959 achèvent de remplir la retenue d’eau à vitesse accélérée.
Un géologue avait initialement signalé un lieu plus adéquat selon lui pour implanter le barrage, mais ses recommandations n’avaient pas été suivies en raison de la volonté des autorités d’augmenter son contenu. Ce qui renforçait la pression sur l’ouvrage.
« Les barrages-voûtes sont réputés pour leur exceptionnelle solidité, la poussée de l’eau ne faisant que renforcer leur résistance. Malgré la très faible épaisseur du barrage de Malpasset : 6,78 m à la base et 1,50 m à la crête, ce qui en fait le barrage le plus mince d’Europe, la voûte elle-même est entièrement hors de cause.
Mais ce type d’ouvrage doit s’appuyer solidement sur le rocher, ce qui n’était apparemment pas le cas à Malpasset. Certes, la roche, quoique de qualité médiocre, était suffisamment solide, en théorie, pour résister à la poussée. Mais une série de failles sous le côté gauche du barrage, "ni décelées, ni soupçonnées" pendant les travaux de prospection, selon le rapport des experts, faisait qu’à cet endroit la voûte ne reposait pas sur une roche homogène. Le 2 décembre 1959, le rocher situé sous la rive gauche a littéralement "sauté comme un bouchon", et le barrage s’est ouvert comme une porte… »
Les ancrages du barrage étaient implantés dans une roche trop tendre. Et la vanne d’évacuation du trop-plein, au diamètre insuffisant, a été activée trop tardivement.
« La cause n’est pas dans la rupture du barrage lui-même, ni dans l’érosion interne de la fondation, mais bien dans la rupture brutale de la fondation en rive gauche. C’est donc un problème de mécanique des roches, science encore balbutiante à l’époque. »
Le 2 décembre l’eau de retenue atteint pour la première fois le sommet du mur. La pression du poids sur l’ensemble de la structure est énorme. Et malheureusement le côté gauche cède et le barrage s’éventre.
À ce moment la vague peut avoir 40 ou 50 mètres de hauteur et charrie 50 millions de tonnes d’eau. Elle déferle à 80 kmh sur les fermes et les chantiers de cette vallée du Reyran. En vingt minutes elle entre dans Fréjus avec une hauteur encore de 12 mètres.
La ville est plongée dans le noir et fracassée en quelques secondes. La terre agricole de la vallée étant décapée sur 12 mètres, jusqu’à la roche, les sauveteurs barboteront dans une couche de boue de 50 centimètres. Le paysage est lunaire.
On dénombrera 423 morts.
Après 10 ans d’enquête la justice estimera qu’il n’y a pas eu de faute de construction. L’état des connaissances ne permettait alors pas d’anticiper le drame. « Les causes humaines ont fait l’objet de nombreuses expertises judiciaires durant l’instruction, puis lors des procès pénaux, civils et administratifs qui se sont succédé durant une dizaine d’années, jusqu’à l’arrêt du Conseil d’État le 28 mai 1971 qui a écarté toute responsabilité humaine. »
Bien que non punissables selon l’autorité, les causes humaines sont cependant déterminantes. Toujours selon Wiki:
- lors de l’étude du projet :
- mauvais choix du lieu d’implantation qui fut modifié et de type d’ouvrage sur le Reyran ;
- absence d’études géotechniques sérieuses ;
- absence d’évacuateur de crue et débit trop faible de la vanne de vidange ;
- en rive gauche, épaisseur trop faible et ancrage insuffisant de la voûte (barrage le moins épais d’Europe);
- lors des travaux, absence de contrôle géotechnique du chantier ;
- après la construction, manque de rigueur dans le contrôle du premier et seul remplissage ;
- au moment de la crue, ouverture tardive de la vanne de vidange dont le débit était insuffisant pour arrêter la montée du niveau de la retenue.
C’est la plus grave catastrophe civile du XXe siècle en France. La courte vidéo ci-dessous retrace en images cet événement hors du commun.
Images 3 et 4, © JP Vieu, Archives municipales de Fréjus. Clic pour agrandir.
Commentaires
Je me souviens très bien de cette catastrophe : les articles dans la TDG les jours suivants, les demandes en vêtements pour enfants et adultes. Dans la commune où j'habitais, il y avait eu aussi une collecte de jouets en prévision de Noël organisée par les églises.
A cette époque, les hommes politiques n'allaient pas sur place pour "se faire voir" comme cela se fait actuellement !
Une catastrophe qui a marqué les esprits à l'époque mais qui n'a pas poussé les autorités à renoncer à cette énergie propre et remplacer l'hydraulique par le charbon (vous voyez à quoi je fais allusion). On n'était pas encore dans la société du risque zéro et du principe de précaution, synonyme de régression. Émotion, compassion pour les victimes, oui, mais toujours avec une analyse sereine et approfondie des causes et des solutions.