Suite du billet précédent (voir ici).
Chapitre 2
Carpentras est une petite ville de trente mille habitants. Elle aurait pris une grande importance avec un fleuve sous ses murs. Avignon avait le grand fleuve. Carpentras n’avait que la petite Auzon, rivière venue du Mont-Ventoux. Avignon abrita les papes français. Le premier, Clément V, installa son administration à Carpentras. La ville accueillit ensuite les évêques-gouverneurs et développa un certain esprit d’indépendance. C’est ainsi qu’en ce début de quatorzième siècle troublé, qui aboutit au grand schisme papal et à la fin dramatique des Templiers sous la torture et sur le bûcher pour certains, elle reçu et protégea les juifs chassés de France par Philippe le Bel, et ses évêques-gouverneurs leur accordèrent la liberté de culte. Sept siècles plus tard, le 10 mai mille neuf cent quatre-vingt-dix, le cimetière juif de Carpentras fut l’objet d’une profanation qui bouleversa la France. Une affaire d'une grande violence qui prit une tournure démesurée. La France croyait avoir oublié ses flatulences antisémites, ses complots et ses crises: elle les retrouva brusquement un matin, quand on apprit qu’un cadavre avait été exhumé et des stèles brisées dans le cimetière. Après des années d’enquête où tout fut dit et son contraire, alimenté par des politiciens et des journalistes, mêlant orgies sataniques imaginaires, haine raciale d'extrême-droite jamais prouvée, manipulations de gauche supposées et vengeance locale, où l’on retrouve des morts suite à de curieux accidents, ceux qui s'avouèrent responsables furent condamnés. Mais une ombre est restée sur la ville. Certains en portent des séquelles comme une maladie qui ne guérit pas.
Lone est l'un de ceux-là. Il avait dix ans au moment de la profanation. On ne sait pas ce qui s’est passé: ses parents n’ont jamais été mêlés à l’affaire. Mais lui a changé depuis. Echec scolaire, petite délinquance, boulots entrecoupés de longues périodes de zone. On le voyait traîner dans la cité des Amandiers et de Pous du Plan avec une bande qu’il avait recruté jusqu’en Avignon. On leur attribuait des casses et des agressions. Ça a beaucoup parlé quand on a retrouvé un cadavre couvert de coups dans les vignes vers Caromb, tellement abîmé qu’on n’a jamais pu l’identifier. Le territoire de chasse de Lone s’étendait jusqu’au Pontet à l’ouest, l’Isle-sur-Sorgues au sud et Ville-sur-Auzon à l’est. On le sait parce qu’il laissait toujours sa marque.
Carpentras dispose aussi de l’une des plus belles bibliothèques de France, crée par l’évêque d’Inguimbert au dix-huitième siècle. On y trouve de nombreux manuscrits, des incunables et des pièces de plus de mille ans d’âge.
Nous avons laissé la voiture au bas de la rue Meffre. Je parle de Carpentras avec Manu pendant que nous montons vers le centre de Banon.
- Je m’étonne des comportements collectifs, dit-il. Un individu est fait d’ombre et de lumière, de contradictions et de complexité, et sa construction vise à trouver un équilibre dans ses facettes. Les saints ont leur faille. Les criminels leur rédemption. Le passage entre ombre et lumière est parfois tranché. Dans une collectivité j’attends plus de nuances. Les excès devraient être tempérés, des passerelles établies. Ce n’est pas le cas à dans l’affaire de la profanation. Certains des habitants veulent oublier et retrouver la légèreté de vivre. D’autres portent une charge et incarnent l’ombre dans une marche presque irrésistible vers l’abîme. Les efforts de ceux qui dans ce schéma incarnent la «lumière» ne tempèrent pas la violence morbide de ceux qui incarnent l’ombre. Ici j’ai l’impression que chaque groupe se fixe dans une facette, peut-être par opposition à l’autre, et n’en démord plus.
- C’était il y a juste vingt ans. Et l'Histoire recommence: cette année ce sont les stèles de soldats musulmans qui ont été profanées à Tarascon, il y a quelques jours. Crois-tu vraiment que l’on fasse la part des choses quand on est plusieurs? Que les positions extrêmes peuvent être tempérées par le nombre? Les crispations sur le conflit israélo-palestinien montrent que ce n’est pas si simple.
- Ce n’est pas simple. Dans un groupe il peut y avoir débat, et je crois au débat comme régulateur des extrêmes. Quand chacun écoute les autres et est écouté, la tension agressive que l’on constate dans l’extrémisme diminue en intensité. J’en ai déjà fait l’expérience.
- Je comprends cette idée. C’est le préalable de l’écoute qui me paraît plus incertain. Viens, allons au Bleuet.
Devant le café des Voyageurs j’entraîne Manu vers le Bleuet, la librairie de Banon. Une boutique incroyable. Imaginez une petite ville d’à peine plus de mille habitants, une bourgade paisible et rurale, connue pour son fromage de chèvre et ses lavandes, posée dans les premiers plis de la montagne de Lure. Imaginez qu’un jour un menuisier quitte son travail dans l'Essonne et s’en vient acheter une boutique de papeterie et cadeaux, avec soixante-dix-septs livres en rayon. Aujourd’hui, sur cinq cents mètres carrés on trouve cent mille ouvrages, dont toute la Pléïade. Cent mille livres! Joël Gattefossé, le propriétaire, s’est donné corps et âme à son nouveau métier et a acquis une belle renommée. Certains acheteurs viennent de toute la France pour trouver des exemplaires rares ou introuvables ailleurs.
Le magasin est encore ouvert. Ici, les heures ne sont pas les mêmes.
- Bonjour!
Monsieur Gattefossé vient vers nous. La passion brûle son regard et éclaire les vallées qui marquent ses joues.
- Bonjour.
- Je cherche un, ou des livres, qui ont pour thème une femme au prénom d’Elsa.
Il me sourit, un large sourire qui pose encore plus de lumière sur ses traits profonds.
- Fictive ou réelle?
- C’est égal.
Il tournoie entre ses rayons, et revient avec un livre.
- Aragon, "Les yeux d’Elsa", dit-il en me tendant le volume.
Aragon, bien sûr. Un mythe. Je l’ai mis de côté depuis des années, quelque chose me dérangeait. J’achète le recueil.
Il me demande pourquoi Elsa.
- Je reviendrai vous le dire un autre jour. Ce soir je serais peu à l’aise pour vous décrire l’itinéraire mental de ma journée.
- D’accord, me dit-it.
Nous le saluons et retournons vers la place centrale - qui est en fait un parking bordé d’une route, avec une fontaine, et nous nous installons à la terrasse du café des Voyageurs. Je regarde le titre: «Les yeux d’Elsa».
(à suivre)
Note: vidéo sur l’affaire de la profanation du cimetière juif de Carpentras.
PS: Les accusations contre l’otage suisse de Kadhaff’ sont-elles aussi un complot?
Images: Carpentras - Librairie le Bleuet - Joël Gattefossé, son épouse et l’écrivain Philippe Duhamel.
Commentaires
L’introduction
en toute discrétion
d’un fait d’actualité
dans ce billet
n’est pas ce à quoi
je m’attendais …
mais c’est bien amené
Bonjour Olga,
Je ne m'y attendais pas non plus!... Mais je construis pas à pas mon histoire et cela aura du sens ultérieurement. Mais... chuuuuuut....
Et puis j'ai envie de me donner une liberté dans cet exercice que vous m'avez incité à entreprendre, et je trouve original d'être à la fois dans des personnages des blogs, dans une fiction que je vais dérouler pas à pas (j'espère assez loin) et par des chemins parfois inattendus, et d'être dans la réalité - réalité de l'actu et des lieux. J'avoue avoir pris un certain plaisir à mélanger la fiction et l'actualité.
C'est peut-être un des intérêts du blog de permettre cela grâce au fait d'être en ligne immédiatement - pas besoin d'attendre un éditeur et une publication, l'histoire inventée peut coller à des faits, lieux ou événements ayant une occurrence actuelle.
J'y pose aussi quelques repères de réflexion qui soit donnent un caractère aux personnages que je construis, soit posent des jalons pour la suite de l'histoire. Je souhaite que mes personnages aient chacun plus d'épaisseur que le seul prologue amoureux du début.
Mais tout cela sans filet, sans plan initial, sans possibilité de reprendre après coup et de réajuster une séquence ou de déplacer un chapitre. Posé sur le blog, c'est posé!
Bonne journée.
Le plaisir que vous avez à écrire fait plaisir à lire ;o)
Bonne journée à vous aussi ☺
Merci! Il faudra voir une fois l'histoire finie, si à la relecture cela garde de la cohérence et du rythme. Mais ce sera pour plus tard.