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Chapitre 7
La table est mise. Debout à côté d’un buisson de romarin Romane regarde l’autre versant de la vallée. La fraîcheur incertaine du nuage égaré coule sur ses épaules. Sur l’autre versant il y a la vie ou la mort. On ne peut tout avoir. On n’est pas au soleil et à l’ombre en même temps. On vit ou on ne vit pas. Il y a mille manières de ne pas vivre. Elle les connaît. Attendre que la vie tombe toute seule dans son bec en est une. Vivre en princesse inutile, couverte de cadeaux que l’on paie d’un repas, de quelques regards. Ou d’une écoute que l’on dirait attentive quand elle n’est que polie. Parfois d’un lit sans lendemain. Se replier dans la peur. Vivre n’a que faire de la peur. La peur est mourir, mourir à la parole, la parole qui nous dresse devant la mer, qui hisse les voiles, et tant pis pour les tempêtes!
Ombre et soleil. Tempête et immobilité. Elle voudrait tout. Aucun des hommes rencontrés n’a su lui offrir ce tout. Avec eux elle aurait dû choisir, soit la tempête, soit l’immobilité. Mais Romane ne choisit pas: choisir c’est perdre cette urgence où elle trouve une raison d’être et son inspiration. Elle s’en va toujours avant de choisir. Une fois elle est restée. Enfin, restée plus longtemps. Avec un homme qu’elle aimait plus que les autres et qui lui offrait tout, la lumière et l’ombre. Elle n’a pas supporté cette ombre que la lumière rendait trop palpable. L’ombre, voyage dans les fragilités, les blessures et le doute. Elle ne disait rien. Pourquoi ne parle-t-elle pas aux hommes? Elle fait comme son grand-père: ce qui doit être dit passe dans le regard ou dans les silences. Mais cela ne marche pas ainsi. Elle accumule les dissonances. Elle rêve trop, pense que l’amour suffit à installer une relation dans l’éternité. L’éternité est courte quand on garde ce qui blesse derrière ses lèvres ou derrière son coeur. La petite fille en Romane peine à grandir. Peur de parler, de détruire les moments magiques. De dire des bêtises. Peur de perdre l’amour. Elle s’en va avant. Avec cet homme elle a profité d’un malentendu pour disparaître. Après elle s’est donné des raisons. Elle a même réussi à le détester. Elle ne sait pas réparer. Elle préfère du neuf, où rien n’est encore corrompu par la peur et le malentendu. Ce qu’elle pense être de la corruption étant inévitable elle ne reste jamais longtemps.
Elle ne sait pas si elle préfère être seule. Elle est seule. Elle n’est pas certaine de l’avoir choisi. Si elle devait choisir sa vie aujourd’hui elle poserait des questions. Des questions concrètes. Sur Lone par exemple: pourquoi traduire une souffrance personnelle en volonté meurtrière? Est-ce même une souffrance, ou une anomalie mentale? Sait-il encore distinguer le bien du mal? La philosophie n’a aucune réponse à ce genre de maladie. Pas plus qu’aux dérives de personnalités troublées. C’est sa limite: rester dans la globalisation de l’humain. La philosophie n’est pas faite pour les cas particuliers. Même pas pour elle. Pour elle il y a la psychologie. Tenter d’expliquer le comportement humain en faisant un glisser-déposer de l’individu sur une description livresque. Une pratique qu’elle déteste malgré ses études en psycho. Son travail avec des adolescents ne laisse place à aucune tentative d’explication liée à leur enfance. Leur parler de traumatisme est inefficace. L’enfance, ils n’en veulent plus. Ils ont besoin d’être entendus au présent. Et elle, qui l’entend? Elle-même ne s’entend pas toujours. Elle court en avant, écrit, compose, vit dans l’urgence d’une tempête jamais apaisée. Cette fois la tempête est réelle. Elle rode sur le plateau.
La cloche sonne le repas. Bouki a confectionné un bouquet zen avec des herbes sauvages entrelacées, qu’elle pose au milieu de la table.
- Attachées ensemble elles seront moins sauvages.
- Ou plus, va savoir, dit Gilles en souriant. Moi je me méfierais: elles pourraient donner des idées.
- Quel genre d’idées? demande Romane.
- Des idées sauvages.
- C’est bon pour leurs animaux.
De la salle de cours les animaux s’élancent dans le jardin. Petits groupes aux sonorités inattendues: rugissements, glapissements, hululements, hurlements, hennissements. Aux gestuelles approximatives. Comment mimer un cheval ou un renard? Suggérer, cela suffit. Des coups de griffes, des morsures, soutenus par des regards fauves.
- A table! crie Aïcha.
La ménagerie s’approche du point d’eau - de la tonnelle. Elsa descend de sa chambre. Elle porte une robe légère blanche. Elle semble danser. Il y a une grâce en elle, ce quelque chose qui est plus que le corps, plus que la beauté. Elle s’assied près de moi, se colle à moi, me regarde avec les yeux brillants comme des pierres précieuses.
- Je suis très heureuse, Paul. Si heureuse de te connaître et d’être près de toi. Depuis longtemps mon petit coeur n’avait pas chanté pour quelqu’un. Je veux dire pour quelqu’un en particulier.
- Tu t’es changée. Comme tu es belle!
- Merci! C’est pour toi. Pour nous. Je me sens belle. J’aime ton regard sur moi.
- Tu m’as déjà dit cela, te souviens-tu?
- Oui, dans les gorges le premier jour. Je me sens belle et libre d’être moi-même dans ton regard.
- Alors je vais te dire un secret: moi aussi j’aime ton regard sur moi. Mais ne le répète à personne. Le monde est plein de voleurs de regards.
- Personne ne peut me le voler.
- Je connais les hommes.
- Personne ne peut me voler. Certains ont essayé. Ils ont tous échoué.
- Tu sais si bien ce que tu veux?
- Je le sais très bien. Et ce que je ne veux pas. Personne ne peut me détourner si je ne l’ai pas clairement décidé. Et je veux passer du temps avec toi. Parler, te regarder écrire.
Je fais mine d’être contrarié.
- Seulement passer du temps? Je n’aime pas trop l’idée d’être un passe-temps.
- Ce n’est pas ce que je veux dire. Passer du temps c’est déjà beaucoup. Je ne peux demander plus, nous nous connaissons à peine. Passer du temps cela veut dire te voir vivre, t’entendre respirer. J’aimerais te découvrir au-delà de ce que je ressens. Je veux bien habiter dans ta petite maison, si tu me le proposes toujours.
- Bien sûr! Dès ce soir si tu veux.
- Oui, je le veux.
- Alors nous prendrons tes affaires avant d’aller à l’observatoire. Le lit n’est pas très confortable. Et petit. Je dormirai dans l’autre pièce.
- Trop petit pour être à deux?
- Non, ce n’est pas cela.
- C’est quoi?
- Parfois je me lève la nuit pour écrire, j’ai besoin d’être libre de mes mouvements.
- Moi j’aimerais seulement te sentir et t’entendre au réveil. Boire le café avec toi. Mais tu feras comme tu veux, cela me va. Je n’aime pas imposer mes exigences. Passer du temps avec toi est déjà génial, cela me suffit.
- Pourvu que cela dure! dis-je en riant.
- Quoi? Tu aimerais que cela dure?
- Je blague.
- Oui. Peut-être.
- Ou pas.
- Tu vas plus vite que moi!
- Je suis très touché par toi. Plus que touché.
- Oh oh, monsieur l’écrivain qui n’écrit pas, qui regarde trop les filles! Quel délicieux aveu!
Elle me donne un baiser rapide et tendre avant de rire de la rougeur qui gagne mon visage.
- J’aime ton rire, Elsa. J’aime te voir être.
Aïcha s’impatiente.
- Oh les amoureux, vous venez?
A suivre.
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Image 3: Benoît Labourdette