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A table on discute. Romane veut tout savoir. A quoi servent les animaux, qui a inventé le jeu, comment on trouve le sien. Aïcha soulage Bouki. Elle fait le service. Ma tête est ailleurs. Avec Elsa. Envie de m’en aller avec elle, de courir là, dans la vallée, rouler dans l’herbe, et la regarder pendant des heures. Pendant que les autres parlent bêtes je respire l’odeur de sa peau, éclaboussure légère sur les cascades du vent. Le ciel m’a entendu: balayé par l’air chaud le nuage part en poussière. Le bleu implacable et brûlant revient. Un ballet de papillons descend du figuier, fait une ronde sur nos têtes et continue vers l’arbre à palabre. Les chats sont étendus sous la table.
Enfin le repas se termine. Je distribue le plan de route. Elsa et moi dans ma voiture, les autres dans celle de Gilles. Environ 30 kilomètres de petites routes dans les pins et la garrigue. Partout des parfums de thym et de lavande sauvage. Le mistral est tombé. Elsa semble soucieuse.
- Paul, nous ne pouvons pas rester longtemps au gîte. Nous avons payé la location de notre hébergement, nous n’avons pas les moyens pour Chaloux. Je peux habiter chez toi mais Aïcha et Romane?
- Qu’avez-vous convenu avec Bouki?
- Elle va faire ses calculs.
- Je vais en parler à Manu. Nous vous aiderons. Ses livres se vendent bien, il pourrait prendre en charge une partie des frais. De mon côté je vais demander une avance à mon éditeur.
- Non Paul, nous ne voulons pas être des charges. Aïcha n’acceptera pas. Moi non plus.
- C’est une situation exceptionnelle, Elsa. Peu importe votre fierté.
- Lone va peut-être abandonner sa chasse. On ne sait pas ce qu’il veut mais quelle raison aurait-il de s’accrocher à Romane?
- Prendrais-tu le risque d’essayer?
- Non, tu as raison. Nous pouvons aussi écourter nos vacances.
- Et pourquoi? Ce n’est pas juste.
- Ce n’est peut-être pas juste. C’est simplement raisonnable. S’il y a une menace aussi grave, si nous ne pouvons nous mettre à l’abri, nous devrions rentrer.
- Non. Pas d’accord. Il faut que l’on vous aide.
- On ne se connaît pas, je ne veux rien te devoir.
- Tu ne me dois rien, tu es mon invitée.
- Soit, mais pas les autres.
- Elles devront bien accepter l’aide. Parlons-en demain avec elles.
- Si tu veux. Elles n’accepteront pas.
- Nous verrons. Je ne veux pas que tu t’en ailles.
- Je ne veux pas te quitter, dit-elle dans un souffle.
Nous roulons maintenant vers Vachères en direction de Saint-Michel-l'Observatoire. Dans le silence qui suit je pense à l’éventualité de son départ. Chaque heure qui passe m’attache à elle. Bon sang, vais-je me relancer dans une relation forte? J’ai connu, j’ai eu mal comme jamais. Il m’en reste une montagne d’incertitudes et de fragilité. Je crois que je ne sais pas aimer. C’est ce que je me dis depuis ce temps d’abîme. C’est quoi aimer? Vibrer, monter au ciel, désirer l’autre, se faire du bien. Avoir envie de passer du temps, de rester ensemble. Avoir des sentiments. Enfin, je crois que c’est un peu tout cela. Etre vrai, authentique. Non, pas cela. J’ai voulu tout dire, être transparent, tellement j’aimais. Résultat catastrophique. Montrer mon chemin intérieur a été la pire des choses. Les malentendus, les blessures d’abandon supposé, les jugements se sont enchaînés. Être moi-même: ce n’est pas ce qu’elle me demandait. Elle me demandait d’être là pour elle, je n’ai réussi qu’à la déstabiliser. Aujourd’hui je ne suis plus en accord avec cette transparence. Il faut donner ce qui est attendu, prévisible, et laisser le reste derrière mes yeux et derrière ma langue. Je n’en sais rien, je pense cela mais mon coeur n’est pas satisfait de cette perspective un peu trop fonctionnelle à mon goût. J’ai de trop grandes attentes, c’est impossible d’y répondre. Mais comment puis-je faire autrement?
J’aimerais savoir comment Elsa aime. Je n’ose lui poser la question, c’est trop direct, trop tôt. Déjà trop plein d’attente. Je lui parle d’autre chose.
- A quoi travailles-tu?
- Comment à quoi?
- Enfin, quel est ta profession.
- Je préfère la première formule: à quoi je travaille.
- Alors, dis-moi, dis-le moi, je connais encore si peu de toi.
- Je travaille au bonheur.
- Que veux-tu dire?
- Je travaille à mon bonheur. J’ai décidé d’être heureuse et je fais ce qu’il faut pour.
Je suis surpris de cette profession de foi. Je n’imagine pas le bonheur comme fruit d’une volonté.
- Comment peut-on décider d’être heureux comme si cela dépendait de nous?
- Mais cela dépend de nous!
- L’origine du mot signifie: bon événement. Nous ne décidons pas des événements, ils viennent à nous. C’est souvent imprévisible.
- C’est vrai, beaucoup des choses de la vie viennent sans qu’on les demande. Mais nous pouvons décider de notre manière d’y réagir.
- Comment fais-tu?
- Je ne sais pas. Je cherche où est le bon côté. Il y a toujours un bon côté des choses. Parfois cela prend des années pour le découvrir. J’ai accéléré le temps. Et j’ai décidé de garder un regard positif quoi qu’il arrive.
- Tu ne souffres jamais?
- Si. Bien sûr. Je souffre parfois.
- Alors cela ne marche pas.
- Qu’est-ce qui ne marche pas?
- Tu n’es pas toujours heureuse. Ton système ne marche pas.
- En effet je ne suis pas toujours heureuse. C’est quand je ne trouve pas le bon côté. Ou quand je suis trop blessée.
- Cela t’arrive?
- Pourquoi serais-je épargnée?
- Tu sembles sûre de toi, presque imperméable.
Elle rit, reste songeuse, et rit encore.
- Tu me vois imperméable?
- Un peu. Je ne sais pas. Pas trop. Mais tu sais où tu vas, je te sens avec cette force plus grande que la souffrance. Et puis il y a ton rire. Un rire qui donne du bonheur.
Elle rit encore, comme pour apaiser mon coeur qui se pose trop de questions.
- Elsa, c’est quoi aimer pour toi?
A suivre.
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Commentaires
J'aimerai aussi savoir à quoi servent les animaux, comment on trouve le sien, qui a inventé ce jeu ... si cela ne chamboule pas le "script" bien sûr ! ;o)
(o_~)
Loredana, je devrai probablement en faire un billet séparé. Si je détaille dans le roman ce sera trop technique et pédagogique, donc moins intéressant.
Si j'effleure le sujet dans le roman sans l'expliciter c'est pour laisser le lecteur imaginer comment lui-même verrait les choses.
De plus ce n'est pas un thème central du roman. On verra plus loin pourquoi j'ai introduit cela.
Promis j'en ferai un billet spécifique.
Bonjour Hommelibre,
Va pour un billet spécifique qui ne soit pas trop technique quand même ;o)
Pédagogique et ludique cela serait parfait ;o)