Episode précédent: voir ici.
Après Vachères nous laissons sur la gauche Aubenas-les-Alpes. Nous rejoignons la D55. Un renard traverse devant la voiture, rapide et imprudent. Trop rapide. Normalement les renards s’immobilisent un instant, regardent ce qui vient, et seulement s’enfuient. Celui-ci ne cherche pas à nous échapper. Il ne s’occupe pas de nous. Je n’ai pas vu ses yeux, rien que la flamme de ses poils. Il venait contre nous, de là-bas, là où le sombre s'étend, où les phares n'éclairent plus, il courait presque à se jeter sous les roues. C’est un comportement inhabituel. J’arrête la voiture. Gilles fait de même. Je descends et vais à sa fenêtre.
- Trop pressé ce renard. Y a-t-il des cas de rage par ici?
- Plus depuis les années quatre-vingt. Ils sont vaccinés systématiquement.
Elsa nous rejoint.
- Cela sent l’automne.
- L’automne? L’air est trop chaud. Trop sec.
- L’odeur est d’automne.
- Regardez! s’exclame Romane.
Un autre renard bondit dans les phares et fuit vers l’ombre. Aussi pressé que le premier, glapissant. Un éclair.
- Je ne connais pas le comportement des animaux, dit Manu. Est-ce qu’ils se poursuivent?
Personne ne le sait. Pourquoi se poursuivraient-ils? La saison des amours est passée. Une rixe? Manu devine mes pensées.
- Paul, les bêtes ne sont pas comme des humains avinés à la sortie d’un pub!
- Alors c’est quoi? Ce n’est pas normal.
- Je suis d’accord, dit Gilles. Ils sont en stress.
- Ne sentez-vous pas l’automne? demande Elsa. J’insiste: je le sens et ce n’est pas la saison.
Que veut-elle dire? Je cherche où est l’automne en été. Soudain je comprends: c’est une odeur de feu de bois et de feuilles, comme en septembre quand les paysans brûlent des tas dans les campagnes. Une odeur de feuilles et de bois brûlé. Odeur de brûlé signifie feu. Je réalise le danger.
- Quelqu’un fait du feu! Avec cette sécheresse!
C’est devant nous.
- Manu, tu vois quelque chose?
- Non mais la brise vient de l’est.
- Regarde!
Les yeux perçants de Romane fixent la pénombre. Un léger rougeoiement danse dans ce qui semble être un bois. Nous reprenons les voitures et démarrons aussi vite que les renards. Nous arrivons à la forêt qui surplombe l’observatoire. La route fait des lacets.
Soudain, c’est le feu.
Il est là. L’air de rien, rampant dans les taillis au pied de chênes-verts, grimpant sur le talus comme un chevreuil apeuré, fragile et rapide. Etrangement silencieux. Le premier bouquet de flammes en cache un autre, plus loin, hautes comme des tournesols qui grandiraient à vue d’oeil, s’attachant aux arbres plus secs que les ruisseaux, craquant sourdement, puis explosant avant de crépiter dans une gerbe folle. Danse fascinante. Ici le vent s’est levé. Poussés par les flammes des tourbillons se forment qui emportent le feu plus loin, d’arbre en arbre. Il lèche les troncs, court sur les branches, plonge vers les cimes, redescend en cascade. Impossible de savoir où il va. Il grignote, mange, avale.
- Là, là! dit Romane en montrant le bas du ravin.
Le feu s’étend sur plusieurs centaines de mètres. L’intense chaleur mange tout le sec du bois.
- De l’autre côté il y a l’observatoire. J’appelle les pompiers, dit Gilles.
- Il faut reculer, crie Romane.
Mais quand nous repartons en arrière elle reste figée sur place. Le feu s’approche.
- Romane! Viens!
Elle ne bouge pas. Manu va la chercher. Elle ne réagit plus.
- Viens, il ne faut pas rester.
Ses pieds restent collés. Le danger grandit, on nepeut attendre. Manu la soulève et la porte jusqu’à la voiture. Nous reculons vers l’entrée du bois. Alors les sirènes percent le ciel et bientôt les camions des pompiers s’engagent sur la départementale. Ils s’arrêtent vite. Des hommes en descendent. Les silhouettes vont dans un sens, dans l’autre, déroulent de longs serpents remplis d’eau. D’autres, équipés de longs rameaux taillés sur place, frappent le feu qui court dans les herbes basses. Le feu lui, cherche tous les passages: par la paille sèche sur la terre craquelée, par les branchages qu’il arpente comme un écureuil, par les cimes où ses bonds forment les arcs. C’est la nuit. Il n’y aura pas de bombardiers d’eau avant plusieurs heures. Il faut les aider. Je rejoins les pompiers et armé d’un épais rameau je commence à lutter comme eux contre les flammèches au sol. Elsa me rejoint avec Manu et Gilles. Tous nous prêtons notre force aux soldats du feu. Ils indiquent un périmètre herbeux proche des lances d’arrosage où nous pouvons nous battre en sécurité. Alors commence une longue nuit.
Une nuit de peur, de révolte, de courage. De bataille. Mètre par mètre nous avançons. Puis reculons devant un tourbillon qui prend le dessus. Et nous recommençons. L’action nous pense. La chaleur cuit nos yeux, assèche les poumons, et les foulards de fortune pris dans nos chemises déchirées, s’ils filtrent les poussières et les cendres, ne diminuent pas le brûlant de l’air. Parfois une bruine venue d’un bord de jet de lance nous rafraîchit quelques secondes avant de rebondir en vapeur. D’autres camions arrivent par en bas, par Saint-Michel. Des hommes et des femmes des alentours se joignent à nous.
Ici tous savent ce que signifie le feu. Le feu, c’est leurs maisons menacées, les récoltes perdues, la sécheresse qui s’accentue. Le feu c’est le diable sorti de sa cachette pour venir rire sous leur nez et courir les campagnes sans rien pour l’arrêter. Que faisaient les humains avant, il y a cinq siècles, ou dix mille ans, quand le feu ravageait tout? Pas de camion, pas de réserve d’eau ni de tuyau. Il fallait fuir, vite, plus vite que les flammes. Beaucoup y restaient. La vie qui aujourd’hui semble plus sûre était si fragile. Mais toujours les humains ont recommencé. Ils ont semé à nouveau, élevé des bêtes qu’ils ont conduites vers des pâtures généreuses. C’étaient les grandes transhumances, traces du nomadisme, que ponctuaient des fêtes où l’on célébrait la vie avec ferveur, allégresse et toutes sortes d’excès. Il y a dix mille ans commençait la vie d’élevage et d’agriculture. Une terre brûlée affaiblissait un clan pour plusieurs années. Le pouvoir changeait de mains à cause d’une inondation ou d’un incendie. Mais à chaque fois ils ont recommencé, inlassablement, recommencé à vivre, à se reproduire, à planter et cultiver, à rire et à chanter, à s’enivrer d’amour et de vin. A chaque fois ils ont oublié les morts, les pertes, à chaque fois ils ont repris le bâton de pèlerins, pèlerins sur la Terre, cette Terre qu’ils ont peu à peu apprivoisée.
La même angoisse vient aujourd’hui avec ce feu, la même fragilité insondable. Minutes après minutes, heures après heures, nous luttons aux côtés des hommes des brigades de Forcalquier, d’Apt, de Manosque et de Banon. La fatigue engourdit nos épaules et parfois le découragement nous gagne quand le feu reprend en quelques secondes le bout de terre pour lequel nous nous battons depuis un bon quart d’heure. Mais nous ne lâchons pas. Je reste près d’Elsa. Parfois je l’observe: son énergie, son courage, sa détermination sont admirables. Sa robe n’est plus blanche, recouverte de cendres et de traces foncées comme un tableau impressionniste dans la lueur du feu et des projecteurs des pompiers. Un tableau en mouvement. Cette femme est magnifique. Je réalise alors ma chance de la connaître. Et cela me donne du courage, et je bats l’herbe plus fort pour en chasser le feu, et je regagne les mètres volés dans une rage radieuse et puissante.
Le feu continue à manger du bois et la partie près de la route est maintenant lunaire: cendres, troncs noircis, odeur âcre. Les camions d’en bas et d’en haut se regroupent et concentrent leurs efforts. Un homme semble avoir découvert quelque chose. D’autres s’approchent de lui. Je les rejoins. Sur le bitume humide, quatre lettres, comme une signature, écrites à la peinture rouge et blanche, un spray probablement: «Lone».
A suivre.
Commentaires
H.M quelle solution avez vous adopté contre L'Hyperhidrose plantaire?
Merci
J.J