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Delphine, Romane & Elsa (partie 36)

Episode précédent: voir ici.

Cette nouvelle tombe comme une pierre. Comme un grand silence. La neige un jour sans vent, qui descendrait, épaisse, dense, pendant des heures dans une nuit, une nuit interminable et recouvrirait la vallée, le jardin, le soleil même. Un long nuage gris laiteux largue ses milliards de mouches blanches devant les yeux, sur les insectes et les fleurs, sur les abeilles surprises, et sur les lavandes contractées qui se parent de chapeaux légers avant de plier sous la couche épaissie. Le froid entre en moi. Le coeur ralentit. Le sang ne reconnaît plus les veines. J’entends la voix d’Elsa, lointaine. Je crois qu’elle m’appelle.

- Paul? Que se passe-t-il? Tu es tout pâle.

Ma voix s’est repliée dans une grotte derrière mes amygdales. C’est trop serré rien ne sort. Mon corps frissonne, l’estomac se tord et les idées éclatent comme un feu d’artifice raté. Même les étoiles se taisent.

- Paul? Dis-moi quelque chose.

van_gogh_nuit_etoile_l-1e564.jpgJe ne sens plus que sa présence. Et l’abime de son départ annoncé. Bien sûr elle allait repartir. Je m’étais installé dans l’éternité, dans cette longue nappe d’énergie sans jour et sans nuit, habité de sa seule présence, et voici la rupture du temps, le métronome qui vient à nouveau nous flanquer une gifle. Rappel de l’improbabilité des choses et du miracle de la rencontre. Et miroir de la place qu’Elsa prend dans ma vie. C’est un choc. Quand enfin ma voix retourne vers dehors c’est pour lui dire: non!

- Non, non, pas déjà! C’est trop tôt. Trop vite. J’ai des millions de choses à te dire. Tu es entrée dans mon esprit comme dans ma maison, tu a posé là tes valises. J’ai ouvert une armoire pour y ranger ta vie, tes souvenirs, ouvert mon lit pour que tu te reposes, et maintenant ma maison vit avec toi dedans. Et je sais si peu de toi. J’ai besoin de temps.

- Paul, je suis déchirée. Je dois partir, je ne veux pas. J’ai souvent pris le bus avec des hommes, pour de courts trajets. Je suis parfois monté en train pour aller plus loin. Une fois j’ai cru trouver un toit, une cabane en bois, qui a brûlé, et moi avec. J’ai eu mal Paul, très mal. Depuis je voyageais seule. Et tu es apparu, et c’est une maison de pierre que tu m’ouvres, et j’ai tellement envie d’y rester.

- Reste!

- Je dois reprendre mon travail. Toi tu as un livre à écrire. Et Romane et Aïcha comptent sur moi. Nous donnons un concert à Chalon la semaine prochaine.

Mon livre! Il est encore à l’état de rêve. Elsa a pris sa place. Je n’aime pas être détourné de mon but mais c’est trop fort. Depuis longtemps mon coeur ne s’était pas éveillé, comme un matin d’été, chaud et clair, et le sourire d’Elsa, son rire, son regard, sa voix, toute cette sensibilité en mouvement qui coule d’elle comme une rivière, je suis pris, pris de vertige.

- Viens, lui dis-je.

Nous descendons le chemin qu’une pâle lueur venue des étoiles trace en ligne claire. Nous parlons d’elle. Son travail: secrétaire dans une société d’informatique. Elle habite la région de Mâcon. Romane et Aïcha aussi. Romane travaille dans une fabrique de chaussure qui sous-traite pour des grandes marques. Aïcha aide son père dans l’épicerie méditerranéenne qu’il a ouverte en périphérie de la ville. Elles partagent un appartement pour avoir moins de frais et travailler leur musique tous les jours. Le père d’Elsa est handicapé. Un grave accident l’a laissé paralysé. Il habite près de chez elle, elle fait ses courses. Pour le reste il se débrouille. Sa mère a été emportée par une avalanche, Elsa avait huit ans. Elle garde d’elle un souvenir lumineux. Je crois comprendre que c’est son modèle. Comment me connaît-elle? Je n’ai pas vraiment de succès avec mes livres. Je n’en vis pas et je ne suis pas une référence que l’on invite sur les plateaux de télévision. Mes ressources viennent principalement des travaux de rédaction que j’effectue pour des catalogues ou des présentations commerciales. Elle a lu un article sur moi, une interview dans un journal local. D’instinct elle a voulu me connaître. Elle s’est renseignée, a découvert où je viendrais écrire et a convaincu ses amies de prendre des vacances dans la région. Les organisateurs du concert d’Apt ont payé leur déplacement.

Sous un chêne je devine une herbe tendre. Nous nous y arrêtons.

- Voudrais-tu que je vienne te voir à Mâcon?

- Ce n’est pas que je le veuille, c’est une obligation, dit-elle en riant. Si tu ne viens pas je serai fâché avec toi le reste de ma vie.

Puis plus sérieuse:

- J’en ai très envie. Te laisser, repartir, cela m’est difficile. J’ai un bonheur fou de te connaître. Recevoir autant en si peu de temps, c’est une grâce. Une musique légère et joyeuse joue en moi du matin au soir depuis quatre jours. Je désire aller plus loin, voir ce qui est possible ensemble. Si tu le désires aussi.

- Des pieds à la tête!
Dombes2.jpg
Alors nous parlons. Pendant des heures nous faisons des projets. Je monterai dans huit jours. Elle viendra aussi me rejoindre. J’habite du côté de Nevers. Mâcon-Nevers, deux cents kilomètres, deux heures trente de route. Je suis plus libre de mon temps. Je peux rédiger mes catalogues la nuit, ou douze heures par jour. Je viendrai donc plus souvent. Je l’attendrai à la sortie de son travail. Nous aurons plus de temps ensemble, du vendredi en fin d’après-midi au lundi matin. Non, cela ne dérangera pas Aïcha et Romane. Oui, elles répètent parfois le samedi. J’irai avec elles. Si je connais la Saône: non. Elle me fera découvrir les étangs des Dombes. C’est à côté de Mâcon en direction de Lyon. Nevers: elle n’a jamais visité. Je l’emmènerai sur les bords de la Loire. A chaque saison c’est un autre monde.

Nous finissons par nous endormir sous le chêne, dans une chaleur de four portée par un vent de sud.



Chapitre 11


Au matin le vent a forci. La chaleur semble encore plus accablante, comme un mur brûlant qui remonte le pays. Le thermomètre sous la tonnelle indique trente-neuf degrés à huit heures. Je tourne en rond. Les heures passent, pas d’appel de Maurice. Romane s’est isolée dans le pré au-dessus du gîte. Nous ne la voyons ni au petit-déjeuner ni à midi. Je vais la rejoindre avec le repas. Je sais qu’elle me fait confiance. Si elle a besoin elle me parlera. Elle est assise à l’ombre du tilleul qui domine ce petit plateau.

vaucluse1.jpgElle me fait signe d’approcher.

- Je m’entraîne, Paul. Je veux développer l’écoute du lynx. Je n’ai pas assez de muscles pour me défendre contre Lone, mais j’ai l’intelligence, et mes oreilles.

- Et cela marche?

- Pas encore. C’est difficile. Je pensais que cela reviendrait tout seul. Parfois j’ai l’impression d’entendre des gens qui parlent de l’autre côté de la vallée, vers Valsaintes. Mais ce n’est pas aussi précis que quand j’étais dans le ravin.

- Tiens, je t’ai amené une assiette. Tu devrais manger un peu.

- Merci Paul. J’ai faim. Tu sais, je ne boude pas. Je m’entraîne.

- Je comprends, Romane. Pas de problème. J’ai beaucoup aimé le texte de René Char hier soir. Ce poète te va bien.

- Ce soir j’aimerais sortir. On pourrait aller manger une glace à Banon?

- Promis. Je te laisse à tes exercices.

Dans l’après-midi le vent tourne au sud-ouest. La météo annonce une ligne de grain qui se forme sur le Golfe du Lion. Pour calmer l’attente je marche dans la garrigue avec Elsa, sans trop nous éloigner, au cas où je serais appelé. Nous parlons peu. Je suis déconcentré. Et ce téléphone qui ne sonne pas! Bouki remarque mon agitation. Je lui dis que j’ai peu dormi depuis le feu. Elle nous fait du café, parle de cette chaleur qu’elle n’a jamais connue. Le thermomètre est monté à quarante-trois degrés. Les feuilles des arbres, les fleurs, la rare herbe non jaunie, tout est ramolli. Les chats sont collés dans des coins d’ombre contre les murs. Gilles a installé une douche de fortune branchée sur l’eau froide. On y passe tout habillé, et l’on est sec en vingt minutes. A dix-huit heures je n’en peux plus d’attendre. Je décide d’aller à Banon. Elsa en est. Aïcha dispose d’une soirée libre: pas de cuisine ce soir, le groupe va dans le Colorado près de Rustrel pour le jeu des animaux. Ils  mangeront un pique-nique sur place. Elle et Manu veulent aussi bouger et viennent avec nous. J’appelle Romane. Nous partons.

A Banon je vais retrouver Maurice.

- Nous n’avons pas encore de certitude. Il semble qu’on l’ait aperçu vers Saint-Christol, puis il est passé à Simiane. On pense qu’il va remonter sur Banon par les petites routes. L’alerte reste maximale. La nuit sera courte, Monsieur Paul. Il faut être prêt à tout moment.

- Maurice, pourquoi ne pas avertir la police?

- Ils sont trop voyants! Il s’enfuirait avant d’être pris. Non, laissons lui croire qu’il ne court aucun risque. Il ne s’attend pas à nous voir. C’est notre force: la surprise.

- J’ai un drôle de pressentiment Maurice.

- Je comprends, Monsieur Paul. Ce que nous devons faire n’est pas facile. Mais c’est nécessaire, croyez-moi. Allez au café, je vous tiendrai au courant. Il vaut mieux qu’on ne nous voie pas trop parler.

Dehors le village est comme écrasé, aplati. La chaleur est encore montée, avec ce vent comme une large flamme continue qui augmente d’heure en heure. Et cette attente, que les gens ignorent, mais qu’ils semblent vivre eux aussi.

Au café, d’habitude si animé, on parle à voix basse. Pierroun passe dans la rue les yeux presque fermés.

- Ecoutez la nuit... La nuit tombe sur nous. Le Mal rôde, il est si près de nous. Ecoutez la nuit!

Manu et Aïcha comprennent que quelque chose de sérieux se passe, même s’ils n’en saisissent pas le sens. Nous parlons à demi-mots. Aïcha annonce à Manu son prochain départ. Manu semble désappointé. Il baisse la tête comme devant une fatalité. Manu n’exprime pas beaucoup ce qui le touche. Son corps parle pour lui. Aïcha voit ce léger voile de tristesse dans ses yeux. Elle prend sa main, le serre dans ses bras.  J’en profite pour annoncer aux amies d’Elsa qu’elle devront compter avec moi. Je leur dévoile nos projets et mes prochaines visites. Elles semblent très epicerie_inside01.jpgheureuses, pour Elsa, et aussi à l’idée de me revoir. Aïcha parle alors, de sa région, de sa chambre dans l’appartement, de la boutique de son père, de sa vie.

- Quand tu viendras je te présenterai à mon père. Tu vas l’aimer, Manu. C’est un homme sévère mais très bon. Je suis son grand souci parce que je ne pratique plus la religion. Je ne crois pas à ces histoires. J’ai mes valeurs - celles de ma famille, mais j’ai grand besoin d’être libre dans ma tête. La religion est une trop grande contrainte. Je n'aime pas l'obéissance aux humains ou à un livre. On n’en a pas besoin pour être une bonne personne et faire le bien. La vérité elle est là, dans notre coeur. Pas besoin d'un livre pour la trouver. Et puis il y a trop de guerres pour la religion. Cela suffit. Tu viendras, n’est-ce pas?

Manu transpire à grosses gouttes, et ce n’est pas que la chaleur. Sa lenteur à répondre inquiète Aïcha.

- Tu ne veux pas? Tu ne viendras pas?

- Bien sûr que je viendrai. Bien sûr.

Merci Aïcha d’alléger cette soirée. La nuit descend sur Banon. Personne n’a faim. Nous sommes trop occupés à faire des projets. Soudain, surgi de nulle part, Mike - Loup des Nuages - vient s’asseoir à notre table. Il est encore plus énigmatique que Pierroun. Sarah le traduit.

- La tempête est là. L’esprit de la Terre a parlé à Loup des Nuages. On ne peut éviter ce qui doit arriver. Il y aura encore de la souffrance. Mais demain la Terre saura se nettoyer. Loup des Nuages est avec vous. Il vous voit dans son coeur. Il sait que cela doit être accompli.

- Quoi? Qu’est-ce qui doit être accompli?

- Il ne peut le dire. Demain il sera là. Dans votre culture il n’y a plus de rituels de nettoyage de l’esprit et du coeur. Quoi que vous fassiez vous restez avec une charge. Vous vous encombrez tellement que vous fabriquez des maladies. Loup des Nuages vous aidera. Il sera avec vous demain. Il ne peut en dire plus maintenant.

loup3.jpgLoup des Nuages commence alors à chanter. Un chant étrange, profond, nostalgique. Un chant qui annonce la tempête. Une complainte qui apporte du courage. On se tait, on écoute. Je ressens quelque chose d’étrange. Le chant de Loup des Nuages est comme entré dans mon corps. Une force inhabituelle pénètre dans mes muscles. J’ai aussi l’impression que mes yeux voient plus clair. Dans la nuit qui vient tout ce qui est pâle reste comme éclairé.

Quand Loup des Nuages cesse de chanter nous restons en silence. Quelque chose en moi a grandi et se délie. «Ce qui doit être accompli»: cette phrase tourne comme une comptine d’enfant que l’on répète et répète. Je regarde autour de moi. Mon coeur se serre.

- Où est Romane?

- Elle est allée faire un tour sur la place, dit Manu.

Je ne la vois pas.

- Je vais la chercher!

- Je viens, dit Elsa.

Une angoisse monte, en même temps qu’une colère et une force. Nous faisons le tour de la place. Elle a pu descendre vers le bas du village. Nous prenons la rue Meffre, laissons la station-service à gauche et continuons. Rien. Personne.

- Attends, dis-je à Elsa.

Nous nous arrêtons. Je repense à Pierroun. «Ecoutez la nuit», disait-il avec insistance. Je ferme les yeux et je me mets à l’écoute de tous les bruits. Des voitures dans le lointain. Des grillons. Une chouette. Comme un radar j’écarte ces sons de mon attention. Quand les bruits de fond ont disparu j’écoute, dans une concentration extrême.

J’entends alors un cri étouffé, juste après le lotissement à notre droite.


A suivre

(Tous les épisodes ici)

 

(Image 1: Van Gogh, Nuit étoilée. 2: Les Dombes, Claude Mondésir.)

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